Préalablement, rappelons que le sens de notre démarche repose sur l’adoption d’une approche descriptive des théories économiques, signifiant que nous n’avons pas voulu voir en quoi l’une des théories pouvait en soi être supérieure à l’autre. Parfois, nous avons choisi de mettre en avant un certain nombre de critiques, dans la mesure où ces critiques sont un des éléments de la discussion théorique. En ce sens, nous avons écarté les dangers d’une approche normative, au risque de proposer un travail basé sur les points de vue des autres, pouvant se traduire par un sentiment d’inachevé, frustrant pour le lecteur comme pour le rédacteur. La principale justification de notre choix réside dans le fait qu’une discussion normative perd tout son sens quand les considérations de ce qui devrait être ne coïncident pas avec la réalité. D’ailleurs, c’est cette même raison qui nous a conduit à voir la capacité des théories à proposer des éléments de politique publique plutôt que de mesurer la proximité entre les conclusions théoriques et les résultats dans la réalité. Nous avons insisté sur l’appréciation empirique des programmes de recherche sur la base de l’explication des faits économiques, mais également sur la prise de risques des programmes à avancer des arguments pour l’intervention des pouvoirs publics en faveur des facteurs de la croissance.
Un exemple récent permet, à nos yeux, de justifier notre souhait d’écarter tout commentaire normatif. Il repose sur un article proposé par Brousseau [1999] s’intéressant à la question d’une « fécondation mutuelle » des programmes de recherche évolutionniste et néo‑institutionnaliste. Un de ses objectifs consiste à expliquer les raisons allant dans ce sens. Au delà des commentaires qui peuvent être avancés sur la définition des programmes de recherche et sur leurs points communs proposés par Brousseau, cette démarche pose selon nous deux questions fondamentales. La première porte sur le fait de savoir pourquoi l’intégration n’a pas eu lieu. Elle renvoie aux limites caractérisant les explications normatives de la science que nous avons présentées pour le cadre analytique de Popper. La seconde concerne le fait que les sciences économiques sont une entreprise dynamique et non‑ordonnée, ce qui signifie qu’elles sont constituées par une multitude de travaux et d’économistes basés sur autant de méthodes et de thèmes. Aussi, il nous semble vain de vouloir définir les directions souhaitables futures des sciences économiques. En fait, le discours de Brousseau ne soutient pas vraiment le contraire, puisqu’il indique « ‘cela dit, nous n’avons a aucun moment plaidé pour une fusion des deux courants. (…) Notre démarche a (…) consisté à repérer des complémentarités conceptuelles utiles lorsque chacune de ces deux théories s’attaque à un certain nombre de questions. (…) Mais, s’il existe des intersections entre les deux programmes de recherche, ils restent relativement autonomes et une intégration systématique n’apparaît pas nécessaire ’» 1551 .
Pour éviter de tels écueils, nous avons choisi de n’insister que sur les évolutions envisageables et d’écarter les commentaires sur les évolutions souhaitables. Les difficultés sont moins insurmontables, même si elles sont réelles. La principale réside dans la définition des programmes de recherche et leur place dans les sciences économiques. En réalité, un obstacle s’est rapidement manifesté, reflétant le cadre trop rigide de la notion de programmes de recherche. Elle correspond au fait que ceux‑ci ne sont pas aussi distinctement définis que ceux que nous avons pu proposer. Nous pouvons apprécier cette difficulté de trois manières différentes. Premièrement, elle est liée au flou des frontières des programmes de recherche « réels ». Avec les mots de Boyer [1997] et pour un domaine différent du nôtre, elle s’énonce ainsi : ‘« il est donc particulièrement difficile de repérer les lignes de force qui structurent le champ des recherches macro‑économiques éclatées en une myriade de domaines. On pourrait reprendre la même démonstration pour les modèles de concurrence imparfaite, l’analyse de la politique monétaire, la gestion du change, ... Cette diversité et coexistence de programmes de recherche extrêmement spécialisés semblent s’accroître avec le nombre des économistes, selon un principe de division du travail qui produit tout à la fois l’efficacité des résultats dans le sous‑domaine, mais une certaine perplexité quant au tableau d’ensemble qu’on peut en tirer ’» 1552 . A titre d’exemple ‑ s’il est encore utile ‑, notons que Lucas, prix Nobel d’économie en 1995, est à la fois un des principaux artisans du renouveau de la théorie néoclassique de la croissance et un des piliers de la nouvelle théorie classique. Rappelons également que Barro, un des leaders de la théorie des cycles réels, insiste régulièrement sur la validité du modèle de Solow, tout en proposant en 1998 un article sur la « décomposition de la croissance » dans une problématique de croissance endogène. Ces deux exemples illustrent le passage d’une approche intéressée par les cycles à une approche focalisée aussi sur la croissance. Ils montrent également le rôle accordé au capital humain dans les processus de croissance. Il témoigne en tout cas certainement de la complexité à déterminer la place des uns et des autres. Deuxièmement, il peut même sembler illégitime de vouloir trouver un tel « tableau d’ensemble », dans la mesure où cette démarche insiste sur des relations de paternité intellectuelle entre économistes, qui ne sont pas forcément ressenties comme telles par eux. Ce point s’accorde avec la remarque, déjà présentée, de Dosi [2000] selon laquelle un certain nombre d’économistes peuvent être qualifiés d’évolutionnistes, alors qu’ils n’attachent pas vraiment d’importance à s’appeler eux‑mêmes évolutionnistes. De plus, les programmes de recherche ne sont pas des ensembles figés, mais composés d’économistes que les parcours intellectuels conduisent parfois à modifier leurs centres d’intérêts et leurs outils d’analyse. Ce point a été abordé précédemment avec les remarques formulées par Sargent sur le cheminement intellectuel suivi par les économistes de la nouvelle économie classique 1553 . Troisièmement, les thèmes étudiés par les programmes de recherche croissent régulièrement. Notons par exemple que l’ouvrage de Aghion et Howitt [1998] est composé d’un grand nombre de modèles de croissance endogène, répartis en quatorze thèmes. La plupart d’entre eux abordent des points différents et peuvent être considérés comme des compléments les uns des autres. Toutefois, certains modèles sont quelquefois présentés comme des réponses différentes à un même phénomène. Par exemple, en insistant sur l’hétérogénéité des activités de R&D, Aghion et Howitt proposent différents modèles, pour insister sur le fait que les résultats d’innovation peuvent être issus de la recherche appliquée ou de l’apprentissage par la pratique. La manière de définir les caractéristiques et l’importance de chacun repose sur des hypothèses différentes et se traduit par des modèles alternatifs. Pour autant, ils appartiennent indéniablement à la même famille des théories de la croissance endogène. En tout cas, cela rend impossible de déterminer un seul point de vue par thème pour chaque programme de recherche pour des phénomènes économiques aussi complexes que la croissance et le changement technique. D’ailleurs, s’ils n’étaient pas complexes, il n’existerait certainement pas différentes approches.