Consensus théorique et consensus descriptif

Dans l’article que Nelson et Romer ont co‑écrit en 1996, ils expliquent que si les économistes s’accordent depuis longtemps à voir le changement technique comme le cœur des processus de croissance, les explications sur ce phénomène ont mis du temps à émerger. Ils notent que « les économistes comprennent largement que les progrès de la technologie sont étroitement associés aux progrès de la connaissance. En outre, la nouvelle connaissance doit être incorporée dans les pratiques, les techniques et les projets avant de pouvoir affecter l’activité économique. Au‑delà de ce point, les différentes analyses économiques pointent des choses différentes » 1554 . La dernière phrase de cette citation nous intéresse évidemment plus particulièrement. Nelson et Romer [1996] distinguent deux questions sur lesquelles les théories apportent des explications alternatives :

Cette dernière citation, suffisamment explicite pour être commentée, et l’explication précédente sur les conceptions différentes des caractéristiques de la technologie et des sources du progrès technique appellent deux remarques. Elles concernent toutes les deux les questions de la concurrence entre les théories et font également référence à notre propre démarche :

Aussi, la question posée précédemment sur l’existence éventuelle d’un consensus futur nécessite de distinguer les aspects théoriques des aspects « descriptifs » des programmes de recherche. Ils sont évidemment liés puisque chacun se construit en fonction de l’autre. Pour résumer, les travaux théoriques s’appuient sur les conclusions des travaux descriptifs et contribuent dans le même temps à leur élaboration. Simultanément, il peut être fait une lecture différente des programmes de recherche, consistant à ne s’intéresser qu’aux aspects théoriques des deux programmes de recherche ou au contraire aux seuls aspects descriptifs des programmes. Dans ce travail, nous avons associé les deux approches en décrivant le fonctionnement des programmes de recherche dans la deuxième partie, puis en s’intéressant à leurs explications économiques sur des questions précises dans la troisième partie. Dans cette dernière partie, nous avons cherché en permanence à rappeler les fondements théoriques sur lesquels les propositions descriptives se fondaient. La distinction entre les débats théoriques et les commentaires descriptifs est fondamentale, parce que le contenu de la discussion propre à chacun des deux « niveaux » repose sur des mécanismes différents. Aussi, si Nelson et Romer [1996] ont une vision différente des caractéristiques des agents économiques et des mécanismes de création et de diffusion de la technologie, les conduisant à représenter les processus de croissance différemment, ils peuvent tout de même se rejoindre sur certaines explications descriptives des thèmes qui les intéressent. Un autre exemple, donné par Boyer, permet d’illustrer ce point. Les critiques théoriques qu’il adresse à l’encontre des théories de la croissance endogène (par exemple Boyer [1997], Boyer [1998], Boyer [2001] ou encore Amable ‑ Boyer ‑ Lordon [1995]) ne l’empêchent pas d’avoir recours à ces mêmes théories quand il s’agit d’avancer des recommandations en faveur des politiques publiques (Boyer ‑ Didier [1998]).

Nelson et Romer [1996] précisent, en parlant du processus de croissance économique, que « ‘certains aspects du processus sont bien appréhendés par les théories de l’équilibre, avec leur accentuation de la prévision, de la stationnarité et des forces de rééquilibrage. D’autres aspects conviennent mieux aux modèles évolutionnistes, avec leur accentuation de l’imprévisibilité et des limites du calcul rationnel’ » 1558 . Ce point repose immanquablement la question de l’évolution future des deux théories et la recherche éventuelle d’un consensus. En fait, cette idée souligne la complémentarité à l’heure actuelle des deux types de théorie. Dans le même temps, dans notre présentation des théories évolutionnistes, nous avons insisté sur le souhait des économistes évolutionnistes de supplanter la théorie néoclassique. Les éléments de réponse résident dans une perspective dynamique. Or, la définition du noyau dur des programmes de recherche met en avant les frontières que les théories ne peuvent dépasser. Par conséquent, la discussion entre les programmes de recherche sur leurs fondements théoriques réciproques n’a pas de sens. En reprenant et en élargissant la distinction proposée par Nelson et Romer [1996], les principaux points sur lesquels les théories évolutionnistes et les théories néoclassiques ne s’entendront jamais portent sur leur représentation des comportements des agents, des processus d’innovation et des mécanismes de coordination. Selon les termes de Gaffard, « ‘il existe bien deux approches des phénomènes de croissance et des fluctuations : l’une, qui les interprète comme des phénomènes d’équilibre, les problèmes de coordination étant alors supposés résolus ; l’autre qui les considère pour ce qu’ils sont, c’est‑à‑dire comme des processus de changement hors de l’équilibre impliquant l’existence de difficultés de coordination’ » 1559 . Notons que la présentation de Gaffard n’est évidemment pas neutre, en ce qu’elle affirme que la seconde conception est la plus juste.

Notes
1554.

« Economists broadly understand that the advance of technology is closely associated with advances in knowledge. Furthermore, new knowledge must be embodied in practices, techniques, and designs before it can affect economic activity. Beyond this, different economic analyses focus on or stress different things », Nelson ‑ Romer [1996], p. 58.

1555.

« Some discussions stress the public goods aspects of technology, seeing new technology as ultimately available to all users. Others treat technology as largely a private good, possessed by the company or person that creates it », Nelson ‑ Romer [1996], p. 58.

1556.

« Whether technical advance, and economic growth fueled by technical advance, can adequately be captured in the mathematical models of economic equilibrium developed to describe a static world. Joseph Schumpeter and economists proposing evolutionary theories of growth have stressed that disequilibrium is an essential aspect of the process. In contrast, recent theories that descend from neoclassical models presume that the essential aspects of technical advance and economic growth can be captured by extending the static equilibrium models », Nelson ‑ Romer [1996], p. 58.

1557.

Voir p. 550.

1558.

« Some aspects of the process are well treated by equilibrium theories, with their emphasis on foresight, stationarity, and restoring forces. Other aspects are better suited to the evolutionary models, with their emphasis on unpredictability and the limits of rational calculation », Nelson ‑ Romer [1996], p. 59.

1559.

Gaffard [1994], p. 9.