Quelques pistes pour l’évolution future de l’analyse de la croissance et du changement technique

Pour conclure, la disparition d’un des deux programmes de recherche ne peut reposer que sur l’infirmation des hypothèses constituant son noyau dur. Or, comme ces hypothèses ne sont rien d’autre que des croyances ancrées dans les raisonnements des économistes, un tel rejet est difficile à imaginer pour une période proche. Pour autant, si les programmes de recherche vont continuer à co‑exister, nous pouvons peut‑être dessiner certains changements sur la base de ceux qui sont déjà intervenus. Parmi les principales modifications, un rapprochement en termes d’outils semble des plus probables. Les traditions des analyses dont découlent les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes les ont d’abord conduites à construire différemment leurs propositions. La théorie néoclassique offre un type unique de formalisation de ses travaux qui l’oppose aux théories évolutionnistes, lesquelles associent originellement une représentation mathématique à une argumentation verbale. L’efficacité de la formalisation tente de plus en plus les évolutionnistes, ce qui devrait les conduire à s’écarter des travaux descriptifs et des typologies qui ont constitué une des bases de leur construction théorique. De ce point de vue, on peut à l’instar de Dosi [2000] y voir un avantage incomparable. Même si, pour Dosi elle n’est pas une finalité, il explique que « ‘la formalisation est probablement d’une importance cruciale pour dériver des propositions empiriquement testables, et mieux encore, des propositions permettant de discriminer par l’observation entre les différentes théories ’» 1560 .

A la lumière des remarques proposées par Boyer [2001] sur le rôle de la nouvelle économie dans la remise en cause des théories actuelles, on peut supposer que les technologies de l’information et de la communication seront un sujet d’étude susceptible d’être utilisé pour trancher quant à la supériorité relative d’un programme de recherche sur l’autre. Le test consistera à voir comment les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes vont complètement intégrer ces questions. Nous avons vu dans la troisième partie que cet aspect n’en est qu’à ses débuts. L’inertie des programmes de recherche nous incline à croire qu’un tel jugement n’est pas pour un futur proche. Par ailleurs, si les nouvelles questions posées par les changements les plus récents dans les économies occidentales testent la capacité de résistance et de réaction des programmes de recherche, il est légitime de s’interroger une nouvelle fois sur l’efficacité d’une sélection définitive de l’un ou de l’autre des programmes de recherche. Autrement dit, l’existence d’un consensus futur, en plus d’être improbable n’est certainement pas la meilleure issue possible pour la compréhension des questions liées au changement technique et à la croissance. Pour cette raison, nous pouvons légitimement penser que ni les uns ni les autres ne vont abandonner leur programme de recherche. Il est manifeste d’ailleurs qu’ils ne souhaitent pas non plus la disparition du programme de recherche concurrent du leur. Ainsi, nous avons dit que les travaux évolutionnistes se caractérisent par leur opposition à l’analyse néoclassique et par leur volonté de la remplacer. Toutefois, les économistes « hétérodoxes » plaident souvent pour un développement conjoint de chacun des programmes de recherche. A ce titre, même si cet exemple concerne d’autres théories sur un autre thème, Hodgson [1994b] souligne que « l’ancien institutionnalisme et le nouveau ont tous les deux quelque chose à offrir » 1561 , tandis que Winter [1986b] affirme : « bien que le programme comportementaliste/évolutionniste et le programme orthodoxe soient en position de conflit sur de nombreux points, je pense qu’un rajeunissement du programme comportementaliste est important pour la poursuite du programme orthodoxe » 1562 . Cette démarche va dans le sens du souhait émis par Hodgson [1996b] de voir l’économie évoluer dans « une atmosphère plus tolérante et plus permissive » 1563 où la concurrence scientifique entre paradigmes rivaux prévaut. De son point de vue, les progrès scientifiques sont le résultat des discussions entre analyses alternatives et non pas de la recherche de l’unanimité. Ce point semble aujourd’hui plus accepté que jamais, comme l’attestent les différents commentaires formulés par les économistes de la croissance endogène que nous avons proposés dans la conclusion de la deuxième partie 1564 . Ces propos tranchent avec ceux avancés par les économistes néoclassiques à l’égard des travaux néo‑cambridgiens, tels que nous les avons présentés dans la première partie 1565 .

Cette attitude intellectuelle est complémentaire d’une autre tendance des sciences économiques, mise en avant par Blaug [2001]. Il explique que le déclin de l’enseignement de l’histoire de la pensée économique, au cours des trois dernières décennies, s’est accompagné d’une attention croissante de la part des économistes pour l’histoire de la pensée économique si l’on se réfère au nombre d’articles, de colloques et de revues portant sur cette question. Blaug souligne cependant que cette démarche ne doit pas consister à réduire « l’histoire de la pensée économique à l’histoire de l’analyse économique » 1566 . Dans son esprit, elle doit correspondre à une « reconstruction historique » 1567 . Cette expression est la traduction de la notion allemande de « Geistesgeschite » proposée par Schumpeter en 1954 1568 . En d’autres termes, pour Blaug [2001], l’histoire de la pensée économique doit se traduire par des reconstructions historiques « qui impliquent d’expliquer les idées des anciens théoriciens en des termes que ces penseurs et leurs contemporains auraient acceptés comme une description correcte de ce qu’ils voulaient dire » 1569 . Cela se traduit par une prise en compte précise du contexte intellectuel dans lequel ces économistes écrivaient. En dépit de cet avertissement sur la (bonne) manière de concevoir l’histoire de la pensée économique et du fait qu’elle reste peu répandue, l’intérêt pour cette discipline témoigne en tout cas d’un certain état d’esprit. Souvenons‑nous des commentaires de Hodgson [1996a] sur le fait que l’absence d’une étude approfondie des idées économiques antérieures conduit souvent les économistes à ne retenir qu’une partie seulement de celles‑ci et à négliger le reste. Cela se traduit par une compréhension toute relative des « anciens » économistes et une suffisance à leur égard, en insinuant que tout ce qui était intéressant chez eux a déjà été intégré à l’analyse économique et que le reste peut être négligé sans risque 1570 . Aussi, l’attrait actuel des économistes pour l’histoire de la pensée économique peut éventuellement être interprété comme l’abandon de ce dédain et comme un signe d’une tolérance accrue vis‑à‑vis des « anciens » économistes comme des économistes contemporains, mais dont la démarche est différente. Tout cela ne peut que contribuer à une « atmosphère plus permissive » et indirectement à accroître la qualité des discussions entre les théories alternatives, et, nous concernant, entre les théories de la croissance endogène et les théories évolutionnistes. Les analyses théorique et empirique de la croissance et du changement technique ont tout à y gagner.

Notes
1560.

« Formalization is likely to be of crucial importance in deriving empirically testable propositions, and, even better, propositions which might observationally discriminate across different theories », Dosi [2000], p. 33.

1561.

« Both the « new » and the « old » institutionalisms have something to offer », Hodgson [1994b], p. 401.

1562.

« Although the behavioral/evolutionary program and the orthodox program are in direct conflict with each other in significant respects, I propose that the rejuvenation of the behavioral research program is important for the pursuit of the orthodox one », Winter [1986b], p. 183.

1563.

« A more tolerant and permissive atmosphere », Hodgson [1996b], p. 106.

1564.

Voir pp. 364 et suivantes.

1565.

Voir p. 60.

1566.

« History of economic thought to the history of economic analysis », Blaug [2001], p. 150.

1567.

« Historical reconstruction ».

1568.

Schumpeter J. [1954], History of Economic Analysis, Oxford University Press, Oxford.

1569.

« Which involve accounting for the ideas of past thinkers in terms that these thinkers and their contemporary followers would have accepted as a correct description of what they intended to say », Blaug [2001], p. 151.

1570.

Voir p. 62.