INTRODUCTION GéNéRALE

1) Association et Désintéressement : éléments d’une problématique

Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une analyse des interactions entre formes associatives et actions individuelles. Celle-ci porte plus spécifiquement sur les conditions à partir desquelles l’action collective, identifiée au projet associatif, est susceptible de se développer. Il s’agit par conséquent d’étudier les différents mobiles de comportement nécessaires à l’émergence de l’association.

Adoptant implicitement ou explicitement l’hypothèse de l’intérêt individuel, la théorie économique contemporaine, suivant l’explication proposée par Mancur Olson (1962), montre les contraintes fortes auxquelles les personnes sont confrontées dans la réalisation de l’action collective 1 . Néanmoins, certains développements économiques récents remettent en cause ce postulat de la rationalité économique « substantive »  (substantive rationality), reposant sur la maximisation de la satisfaction des préférences individuelles 2 , ouvrant ainsi de nouvelles perspectives à la formalisation de l’action individuelle dans l’explication du « fait associatif », et plus généralement à la théorie économique de l’action collective.

On suivra en ce qui nous concerne l’hypothèse suivant laquelle la participation à l’action collective nécessite un degré de sacrifice individuel minimal. On entend par sacrifice individuel un comportement qui s’oppose à la poursuite de l’intérêt individuel 3 . Cette hypothèse fonde la notion de désintéressement à laquelle nous ferons référence dans les études proposées 4 . Par ailleurs, elle n’exclut pas la possibilité d’actions entremêlant intérêt et désintéressement. Deux cas limites se dessinent alors entre d’une part, l’action guidée par la satisfaction des préférences individuelles, relevant de motivations égoïstes, et d’autre part, l’action d’intérêt général, pour autrui, dénotant de mobiles altruistes. Aussi, le problème n’est pas tant de savoir s’il existe de tels comportements 5 que de voir en quoi les théories de l’action étudiées permettent de rendre compte de la pluralité des mobiles de comportements qui caractérisent l’action collective. L’antinomie intérêt / désintéressement constitue une hypothèse non retenue ; elle sert uniquement de « grille de lecture » des formalisations de l’action individuelle prises en compte ici.

La forme associative constitue a priori un phénomène économique particulièrement bien adapté à l’analyse des mobiles désintéressés, mais sans qu’elle n’entraîne non plus, comme nous le verrons, le rejet complet de l’action intéressée. Aussi, la théorie économique a du mal à rendre compte de l’action associative dans la mesure où adoptant en règle générale le postulat de l’intérêt individuel, le comportement désintéressé échappe à sa compréhension. D’où l’interrogation suivante : pourquoi l’intérêt individuel, constitutif de l’hypothèse de rationalité économique, occupe-t-il une fonction si importante au sein de l’économie politique ? Deux raisons au moins l’expliquent.

Premièrement, le principe de la poursuite de l’intérêt individuel a permis à l’économie de constituer progressivement un savoir autonome et de s’émanciper des théories sociales concurrentes. Il est courant d’attribuer à l’œuvre d’Adam Smith la séparation de l’ « économique » des autres champs de l’activité sociale, morale et politique principalement, lorsqu’il opère la distinction entre les dimensions économique et non économique de l’action individuelle. La Théorie des Sentiments Moraux (1759) 6 étudie les fondements de la « sympathie » au travers du jugement d’un « spectateur impartial » 7 , alors que La Richesse des Nations (1776) analyse les activités économiques régulées par le mobile de la « propension à échanger » 8 , qu’on identifie à l’intérêt individuel, et, excluant de fait les mobiles d’actions non économiques 9 . Deux interprétations sont données de la contradiction apparente des deux ouvrages 10 . Soit on suppose l'évolution de la perspective théorique adoptée par A. Smith : les sentiments moraux, d’abord importants, sont ensuite subordonnés à l'intérêt individuel. Soit on décrit la « sympathie » comme le principe d'action du champ non économique et l'intérêt individuel comme celui des activités économiques.

On retrouve cette dichotomie dans la théorie économique de l'action individuelle. Les économistes contemporains d’A. Smith, reprenant et systématisant le principe de l’action intéressée, ont en effet déconsidéré le désintéressement comme mobile d’action pertinent des activités économiques 11 . L’idée de l'intérêt individuel occupe dans l’histoire de la pensée économique au cours du XIXe siècle une place croissante, culminante au tournant du siècle 12 , de manière explicite à l'origine puis de plus en plus implicitement dans le courant du XXe siècle 13 . En effet, autant le but utilitariste de l’action constitue la norme à partir de laquelle se développent les premières théories économiques du début du XIXe siècle, autant l'économie contemporaine tend à donner une définition de la rationalité qui atténue la composante utilitaire des motivations individuelles. Cette ambiguïté est constitutive de la double signification de la rationalité, « substantive » et instrumentale, dont les économistes se servent souvent indistinctement pour rendre compte de l’action économique 14 . Il n'en reste pas moins que quelle que soit la conception sous laquelle on choisit d'étudier le comportement individuel, la question de la nature des fins poursuivies reste posée. C’est pourquoi, on supposera que le postulat de maximisation des préférences individuelles est identique au principe de l'intérêt individuel, relevant donc de motivations égoïstes, même si les fins recherchées peuvent conduire à des actions altruiste ou bienveillante. La notion de désintéressement implique en effet un degré de sacrifice qui contraint la recherche de l’intérêt individuel, et en ce sens, qui ne permet pas la maximisation des préférences individuelles 15 .

Enfin, deuxièmement, l’hypothèse de rationalité économique individuelle est constitutive de la méthode économique. Ne sont jugées réalistes et pertinentes uniquement les analyses supposant des comportements « maximisateurs ». L’important n’est pas tant l’objet à partir duquel l’économiste travaille permettant de distinguer la spécificité de son domaine d’analyse que la méthode par laquelle il entend aborder les situations sociales auxquelles il se confronte 16 .

L’intérêt individuel au travers de la rationalité économique joue donc un rôle prédominant au sein de l’économie politique. Quelle place dès lors la théorie économique réserve-t-elle à l’action désintéressée ? L’évolution contemporaine de la théorie économique amène à effectuer un double constat sur cette dernière question.

1. Un premier, théorique, concerne d’une part la remise en cause au sein même du paradigme dominant de l’hypothèse de rationalité économique, et d’autre part, la progression des analyses éthiques de la motivation individuelle 17 .

Deux niveaux d’analyses doivent être distingués. Premièrement, les économistes, depuis le début des années 1960, ont commencé à étudier des mobiles d’actions ignorés ou peu traités dans l’analyse économique 18 . Les préférences individuelles intègrent, outre les fins de la personne, le bien-être d’autrui ; l’agent économique peut ainsi désirer agir en faveur de son entourage social, développer des relations basées sur le don, ou encore réaliser des échanges économiques fondés sur le principe de réciprocité 19 . En fait, ces problématiques existaient déjà dans l’analyse économique, les développements d’Alfred Marshall sur la question en témoignent 20 , mais, soit elles étaient trop peu importantes pour être réellement considérées comme pertinentes, ou, soit elles étaient reconnues mais réduites ou subordonnées au mobile de l’intérêt individuel.

Le deuxième niveau relève du cadre normatif sur lequel reposent les théories économiques. Il procède d’abord des débats ouverts par la parution de l’ouvrage Théorie de la justice (1971) de John Rawls analysant les principes de justice sociale des organisations économiques 21 . Il tient enfin aux critiques externes à l’orthodoxie économique émanant de courants socio-économiques et d’économistes « hétérodoxes » ; le comportement individuel, pour les premiers, ne repose pas sur un choix individuel et indépendant, mais s’inscrit dans un environnement social particulier qui le détermine en partie 22 , alors que les seconds interrogent la pertinence du mobile de l’intérêt individuel et montrent que la théorie gagnerait en réalisme si elle adoptait une conception pluraliste des motivations individuelles 23 .

2. Le second constat tient au contexte sociopolitique contemporain. La période actuelle témoigne d’une mutation des compromis institutionnels élaborés après la seconde guerre mondiale. La crise du modèle fordiste des années 1950-1970 a entraîné en effet une remise en cause du rapport salarial et de l’Etat-providence 24 . Le fonctionnement combiné des institutions publiques (Etat, etc.) et des organisations privées marchandes ne suffit plus à assurer une allocation des ressources économiques et sociales jugée équitable. Des inégalités (sous-emploi, exclusion, etc.) marquent les sociétés occidentales depuis surtout le début des années 1980. Dans cette perspective, les économistes et les socio-économistes notamment, se sont interrogés sur des alternatives institutionnelles susceptibles de favoriser un développement économique plus juste socialement. Les récentes préoccupations de la théorie économique sur les questions de justice sociale, auxquelles nous faisions allusion précédemment, s’inscrivent dans le développement de ces projets politiques. Il faut en plus leur adjoindre les réflexions théoriques nées dans les années 1970 relatives à la notion de société civile 25 . Les rapports institutionnalisés Etat-marché, ne pouvant plus garantir un fonctionnement du système économique viable, doivent ainsi être complétés par les initiatives de la société civile. De fait, l’accent est mis sur la part de solidarité, de civisme, de responsabilité ou encore de justice sociale que requiert le développement de ces comportements volontaires privés 26 .

Ce double constat témoigne de l’importance croissante attribuée aux composantes désintéressées du comportement individuel. Le développement de ces nouvelles problématiques, théorique et contextuelle, ouvre à la notion de désintéressement des perspectives d’analyses au sein même de la théorie économique encore négligées il y a peu.

La remise en cause effective du mobile de l’intérêt individuel tient par conséquent une place importante dans la littérature économique contemporaine. Cependant, cette volonté de concilier morale et économie, et par extension désintéressement et intérêt, n’est pas propre à l’analyse économique contemporaine. Elle caractérise en effet la pensée économique précédant La richesse des Nations d’A. Smith, et, se maintient, quoique de manière moins explicite, au cours du XIXe siècle 27 . La période « positiviste » de l’économie politique débute en effet pour partie avec les auteurs classiques, avec John Stuart Mill notamment, mais s’affirme réellement avec l’école marginaliste et la coupure opérée entre économie positive et économie normative 28 . Les valeurs, les fins que se donnent les personnes dans leurs actions, sont certes, une question majeure, mais elles relèvent pour l’orthodoxie économique du non-scientifique qui ne sauraient en aucun cas constituer dans ce sens un objet légitime d’étude économique. La séparation de la morale et de l’économie n’est donc pas encore totale durant le XIXe siècle, laissant ainsi ouverte l’étude de la notion de désintéressement.

Celle-ci peut être étudiée sous différents aspects pour cette période. Nous choisissons ici d’en rendre compte au travers de l’idée d’association. Nombreux sont en effet les écrits économiques du XIXe siècle identifiant désintéressement et association. Plus généralement, l’association en tant que principe d’action ou en tant qu’organisation économique et sociale, constitue un phénomène social auquel sont rattachées différentes formes et conceptions du désintéressement 29 .

Modérer la prégnance du mobile de l’intérêt individuel d’une part, et, analyser les composantes désintéressées de l’action individuelle d’autre part, constituent les deux objectifs à partir desquels des économistes contemporains mais aussi passés ont développé leurs écrits économiques ; objectifs qui servent ici de base à la problématique générale.

On propose par conséquent de rendre compte de la notion de désintéressement dans les écrits économiques du XIX e siècle et du début du XX e siècle traitant de l’idée d’association .

Il s’agit d’analyser les rapports entre désintéressement et intérêt dans l’action individuelle . Sont-ils complémentaires ou antinomiques ? Les mobiles désintéressés ne s’effacent-ils pas devant la poursuite des fins individuelles ?

Les formalisations constitutives de cette notion de désintéressement pouvaient-elles constituer une alternative à l’explication utilitariste (ou intéressée) de l’action ? Existait-il en fait des théories de l’action économique intermédiaires entremêlant les mobiles de l’intérêt et du désintéressement ?

Enfin, comment la conciliation de l’intérêt et du désintéressement , de l’efficacité et de l’équité , étaient-elles envisagées ? Ces analyses peuvent-elles nous ouvrir des voies d’exploration nouvelles concernant le dilemme efficacité / équité sur lequel les économistes contemporains débattent aujourd’hui ?

Notes
1.

La reconnaissance d’un intérêt commun ne suffit pas généralement au développement de l’action collective, car d’une part, les coûts d’organisation de celle-ci peuvent être élevés surtout si elle concerne un groupe désorganisé et latent, et d’autre part, les personnes impliquées peuvent ne pas contribuer à la production du bien collectif escomptant ainsi bénéficier des efforts d’autrui. Dans cette dernière perspective, plus la taille du groupe est importante et plus la probabilité du comportement du « free rider » est élevée.

2.

Selon A. Sen, il existe deux conceptions de la rationalité économique (A. Sen [1987]). Une première décrit le comportement rationnel comme l’adéquation des moyens disponibles aux fins poursuivies (internal consistency) ; l’altruisme ou la bienveillance à l’égard d’autrui pourront être ainsi les fins recherchées. Une seconde conception dépeint l’action rationnelle comme la poursuite de l’intérêt individuel ; il s’agit alors pour chaque personne de déterminer les décisions qui conduisent à la maximisation de ses propres fins et non à celles d’autrui. Cette distinction a été reprise pour caractériser deux types d’homoeconomicus (P. Demeulenaere [1996]). La première conception débouche sur une rationalité instrumentale, ou encore « formelle » (instrumental rationality) : la personne recherche l’optimisation des moyens compte tenu de ses fins données a priori ; l’action est alors analysée au travers de la minimisation des coûts ou bien de la maximisation des bénéfices suivant les objectifs recherchés. La rationalité « substantive » quant à elle induit la poursuite de l’intérêt individuel et dessine les traits connus de l’« homme économique » égoïste (voir sur ce point précis A. Sen [Op. cit., p. 70.]).

3.

La personne n’attend en ce sens aucun retour direct en termes d’utilité, de satisfaction ou encore de préférence individuelle de sa contribution volontaire à l’action collective. Si cette dernière est définie comme un bien collectif, chacun en bénéficiera d’une manière ou d’une autre mais toute personne s’impliquant dans la production de ce bien collectif ne recherche pas uniquement à satisfaire son intérêt individuel puisqu’en comptant sur les actions volontaires des autres membres de la collectivité, elle aurait pu elle-même bénéficier des conséquences de l’action collective sans y participer individuellement.

4.

Voir le paragraphe 5.2 suivant.

5.

Bien que la poursuite de l’intérêt individuel restreinte aux seules fins personnelles (rationalité « substantive »), ou, le comportement totalement altruiste ne soient pas des hypothèses soutenables.

6.

Cet ouvrage a été réédité à cinq reprises (1761, 1767, 1774, 1781 et 1790). La dernière édition notamment a été l’occasion pour A. Smith d’apporter des modifications substantielles à sa première version, voir J.-P. Dupuy [1992]

7.

Toute personne a la capacité de juger de son propre comportement en s’imaginant à la place d’observateurs fictifs : il devient un « spectateur impartial ». Une évaluation positive du comportement est obtenue dès lors qu’il entraîne l’identité des sentiments entre le spectateur et la personne.

8.

« The propensity to truck, barter and exchange one thing for another », A. Smith [1976 (1776), p. 25].

9.

Cette lecture de La Richesse des Nations est effectuée par Karl Polanyi [1983 (1944)] et par Louis Dumont [1977] entre autres.

10.

Ce que l'on nomme généralement comme le « problème d'Adam Smith » (Das Adam Smith problem).

11.

En fait, ces deux dernières lectures de l'œuvre d’A. Smith ont été remises en cause récemment (voir A. Sen [1993 (1991)] et J.-P. Dupuy [Op. cit.]). Il n'existe pas de contradiction entre les deux ouvrages mais une complémentarité apparente dans leur référence commune au principe de « sympathie ». Dès lors, toute action, intéressée ou non, est jugée favorablement si elle suscite l'approbation d'autrui. Cette dernière perspective rejoint l'hypothèse que nous énoncions précédemment sur la coexistence des motivations intéressées et désintéressées au sein d'un même comportement individuel. L'intérêt et le désintéressement pourront se développer de manière concomitante s’ils permettent d'obtenir la « sympathie » attendue. Cependant, il convient de noter que tant dans La Richesse des Nations que dans La théorie des Sentiments Moraux, A. Smith subordonne explicitement les sentiments désintéressés à l'intérêt individuel.

12.

Avec F. Y. Edgeworth [1967 (1881)] notamment. Si les motivations désintéressées ne sont pas récusées, elles n’ont aucune influence, ou du moins une influence négligeable, sur les activités économiques, et, restent circonscrites aux activités non économiques. Voir L. Prouteau [1999].

13.

Voir A. O. Hirschman [1986a] pour l’évolution du concept d’intérêt individuel au sein de la science économique.

14.

Cette opinion est celle de A. Sen : « But it is certainly true that the assumption of the ‘economic man’ relentlessy pursuing self-interest in a fairly narrowly defined form has played a major part in the characterization of individual behaviour in economics for a very long time », A. Sen [1987, p. 69]

15.

L’intégration de préférences éthiques (ou bienveillantes) dans la fonction d’utilité d’un agent économique ne suffit pas à fonder ce que l’on entend ici par désintéressement. En effet, la personne entreprenant des actions sous ces dernières hypothèses continue, bien que manifestant certaines motivations non égoïstes, à satisfaire ses propres préférences et non à sacrifier une partie de celles-ci, voir S. Hargreaves-Heap et M. Hollis [1987].

16.

G. S. Becker par exemple montre que l’hypothèse de maximisation du comportement individuel constitue la caractéristique à partir de laquelle on sépare l’approche économique des autres sciences sociales. Rien n’empêche alors d’étendre la méthode économique à tout type de comportement marchand ou non marchand, G. S. Becker [1976, pp. 3-14]

17.

Voir V. Walsh [1987].

18.

Voir P. Fontaine [2000] et L. Prouteau [Op. cit., pp. 7-113].

19.

Voir P.-J. Hammond [1987] pour l’altruisme , G. A. Akerlof [1982] pour l’échange don-contre-don, et R. Sugden [1984] pour le principe de réciprocité.

20.

A. Marshall remarque à ce propos la croissance des initiatives volontaires désintéressées au sein des sociétés modernes causées par le développement de la liberté et de l’indépendance individuelles au détriment de la contrainte de l’habitude et de la coutume [1971 (1890), p. 7]. Il ne nie donc pas l’existence d’altruisme, notamment dans les comportements au sein de la sphère familiale, mais il montre que l’objet de l’économie reste avant tout centré sur l’analyse pratique d’actions dont les mobiles offrent la possibilité d’être mesurés et prédits [Ibid., p. 149]. Cette extension du calcul économique dans les rapports à autrui est définie aujourd’hui comme un principe de continuité, voir J. Ballet et F. R. Mahieu [2000].

21.

J. Rawls partant d’une critique de l’utilitarisme, système moral sur lequel repose la théorie économique à cette période, ouvre la voie à des échanges entre science économique et philosophie morale et politique. Ils se développent aujourd’hui entre libéraux (J. Rawls, T. Nagel, R. Dworkin, etc.), communautariens (M. Sandel, C. Taylor, A. MacIntyre, M. Walzer, etc.), libertariens (F. Hayek, R. Nozick, etc.), marxistes (J. Roemer) et républicains (Q. Skinner, L. Ferry, A. Renaut, etc.).

22.

L’échange économique ne tient plus seulement du mobile de l’intérêt individuel mais aussi des règles, conventions et habitudes sociales héritées des différentes interactions sociales que toute activité économique entraîne. Il n’y a pas de déterminisme social en ce sens que les normes sociales transmises par socialisation et apprentissage évoluent au gré des échanges économiques. La personne ne suit pas passivement des règles qui lui préexistent mais contribue par ses actes quotidiens à la production des normes sociales, voir M. Granovetter [1985], J. Elster [1989], J.-P. Dupuy et alii. [1989] et N. J. Smelser et R. Swedberg [1994] entre autres.

23.

La personne dispose de la capacité en effet de porter un regard critique et donc moral sur ses propres préférences et de suivre des comportements qui ne répondent plus entièrement à des fins intéressées. Différents types de motivations préexistent à la décision individuelle définissant une personnalité humaine beaucoup plus complexe que ne le suppose l’hypothèse de l’acteur économique rationnel, voir A. Sen [1974, 1993 (1991)] et A. O. Hirschman [1982 ; 1986b].

24.

Voir en particulier R. Boyer [1986] pour l’analyse du modèle fordiste, P. Rosanvallon [1992 (1981)] pour la crise de l’Etat-providence et A. Supiot [1999] pour l’étude du travail dans la société post-salariale.

25.

Les relations sociales procédant de la société civile s’opposent aux rapports marchands privés et publics. Le « tiers-secteur » (B. Gui [1993]), les « organisations sans but lucratif » (non-profit organization, (H. Hansman [1987], B. A. Weisbrod [1988], H. K. Anheier et W. Seibel [1990a]), les pratiques d’économie solidaire (J.-L. Laville [1994a]), etc. délimitent dans ce sens le champ de la société civile.

26.

Le fonctionnement des institutions des « trente glorieuses » ne demandait pas à l’inverse une participation publique active des membres de la société. L’Etat-providence venait en effet pallier les déséquilibres qui pouvaient naître de l’organisation marchande de l’économie en assurant une fonction de redistribution des ressources collectées.

27.

Les questions morales furent comme le reconnaissent les historiens de la pensée peu à peu évacuées de l’analyse économique, notamment par la recherche des « lois naturelles » de l’organisation économique par les auteurs classiques (C. Gide et C. Rist [2000 (1944), pp. 120-122] ; J. A. Schumpeter [1983 (1954), pp. 215-217] ; K. Pribram [1986 (1983), pp. 140-180] ; A. Barrère [1994, pp. 330-365]). Mais il convient de distinguer les différences entre courants de pensée (classique, socialiste, etc.), entre auteurs, et entre traditions nationales. Les auteurs socialistes par exemple partent d’emblée d’une problématique sociale et morale. De même, les libéraux français (Charles Dunoyer, Frédéric Bastiat, Joseph Garnier, etc.), bien que se donnant pour objectif la découverte des lois de l’économie, manifestent un intérêt constant pour les problèmes moraux ce dont témoignent les questions soulevées dans le Journal des économistes.

28.

Cette coupure entre économie positive, procédant à l’analyse des faits, et économie normative, abordant la question des valeurs, est définitivement établie par Lionel Robbins [1947 (1932)] ; on en trouve les premières traces dans l'œuvre de J. S. Mill, notamment dans un essai de 1836 « On the definition of political economy and on the method of philosophical investigation in that science » (B. J. Caldwell [1993, pp. xvi-xvii]). Elle constitue un présupposé pour les économistes lorsqu'ils suivent majoritairement autour de 1930 les hypothèses de l' « économie du bien-être »; le principe de Pareto implique en effet que le changement de l'allocation des ressources s’opère dès lors qu’il améliore la situation d’au moins une personne sans modifier celle des autres membres de la collectivité. De fait, la décision collective reste dans tous les cas conforme aux préférences individuelles. Il n’y a donc pas de choix moraux, mais des actions uniquement fondées sur la rationalité « substantive » en ce que chaque personne sélectionne l’option qui corresponde au mieux à ses désirs ; comme le souligne A. Wolfelsperger, « dans la mesure où les intérêts de chacun sont au moins préservés et où on ne prend en compte que les préférences des individus eux-mêmes, cette morale ne demande aucun sacrifice à personne » (A. Wolfelsperger [1996, p. 100]). On distingue en outre souvent un premier parétiannisme, plus hédoniste visant à la maximisation du bien être «  matériel » des personnes, d’un second parétiannisme, apparu à partir des années 1930, où la maximisation des préférences individuelles inclut un ensemble de fins utilitaires et non utilitaires.

29.

Voir le paragraphe 5 de cette introduction sur les différentes significations données de l’idée d’association.