2) Un état des lieux des conceptions de l’action désintéressée et les apports au débat contemporain comme double objectif

Ce recours à l’histoire de la pensée économique ne vise donc pas à opposer à la théorie de l’intérêt une théorie du désintéressement (mêlant les sentiments de bienveillance, de solidarité, etc.), mais à analyser intrinsèquement la notion de désintéressement : ses différentes formulations, sa cohérence par rapport au cadre théorique dans lequel elle s’inscrit, sa coexistence ou non avec le mobile de l’intérêt individuel, etc.

En ce sens, l’antinomie entre intérêt et désintéressement est ici contestée par le fait qu’il n’est pas envisagé de procéder à une segmentation des initiatives privées, entre celles relevant de l’intérêt individuel, et, celles dénotant de sentiments moraux ou bienveillants. Cette critique ne vaut que si elle donne lieu au développement d’une conception non antinomique à laquelle nous supposons que les écrits du XIXe siècle et du début du XXe siècle répondent. L’hypothèse de la présence simultanée de mobiles intéressés et désintéressés dans l’action individuelle est-elle ainsi soutenable ? Et pouvait-elle constituer une alternative à l’explication utilitariste ? Cette dernière perspective consiste donc non pas à séparer égoïsme d’un côté, et, altruisme ou solidarité, d’un autre côté, mais revient à supposer leur concomitance ou encore leur intrication au sein des motivations individuelles.

Le choix d’une perspective historique se justifie à l’aune de l’importance de la littérature sur l’association durant le XIXe siècle et le début du XXe siècle. L’histoire de la pensée de l’association trouve ainsi un écho certain avec les développements économiques contemporains en particulier de la socio-économie (ou de la sociologie économique) dans laquelle nous inscrivons ce travail 30 ; plusieurs enseignements peuvent en être induits 31 . Nous en noterons au moins deux. Premièrement, un regard rétrospectif conduit à une délimitation des connaissances actuelles en ce sens qu’il n’y a pas identité stricte entre les hypothèses et les conséquences théoriques présentes et passées 32  ; deux effets en découlent : d’une part, la perspective historique permet d’adopter une distance critique vis-à-vis des concepts présents ; et d’autre part, elle permet de découvrir des modes de pensée que les théories contemporaines ignorent. Enfin, deuxièmement, les choix théoriques initiaux expliquent parfois les croyances à partir desquelles les concepts actuels se sont développés ; nos connaissances sont dépendantes du parcours (path dependancy), et, l’intérêt consiste dès lors à réévaluer les hypothèses initialement abandonnées.

Les débats contemporains relatifs au couple équité / efficacité trouvent pour partie des points de convergence avec les discussions auxquelles donnent lieu l’idée d’association au cours du XIXe siècle. Elle constitue en effet une des premières formulations des termes du choix social, premièrement au niveau individuel, en s’interrogeant sur les rapports unissant intérêt individuel et désintéressement, et deuxièmement au niveau collectif, en faisant de l’égalité, de l’équité aujourd’hui, un objectif social équivalent à la liberté 33 . Rendre compte de l’action désintéressée à partir de cette période de l’histoire de la pensée économique peut ainsi permettre de donner une nouvelle perspective et éventuellement prolonger l’analyse économique moderne. Nous envisagerons ainsi spécifiquement en conclusion cette question au travers des développements contemporains de l’économie solidaire ; économie solidaire que nous situons dans le champ de la « nouvelle sociologie économique » 34 .

Aussi l’analyse du couple association-désintéressement doit être envisagée et comprise dans une perspective normative, c’est-à-dire traitant des règles individuelles et collectives auxquelles les membres d’une société doivent se soumettre afin d’atteindre des objectifs donnés de justice sociale. La caractéristique importante de la littérature sur l’association tient aux choix volontaires, et donc libres, sur lesquels reposent les différentes doctrines sociales proposées ; il ne s’agit pas d’imposer par la contrainte un ensemble de devoirs individuels et collectifs mais de laisser à toute personne le libre choix de son initiative 35 .

Notes
30.

Voir la paragraphe 4.2 suivant pour la définition de la sociologie économique empruntée à J. A. Schumpeter ; voir aussi B. Levesque, G. L. Bourque et E. Forgues [2001], J.-L. Laville et B. Levesque [2000]. Enfin voir P. Steiner [1999, pp. 4-5 ; pp. 26-29] pour les différences entre d’un côté économie sociale et socio-économie et de l’autre sociologie économique. On notera que B. Levesque, G. L. Bourque et E. Forgues incluent dans la « nouvelle sociologie économique »  autant l’économie solidaire que la théorie des conventions et la théorie de la régulation contrairement à P. Steiner bien que reconnaissant qu’elles présentent certains points communs, P. Steiner [Op. cit., pp. 4-5 ; p. 110]. Nous emploierons pour notre part indistinctement socio-économie et sociologie économique.

31.

Voir P. Dockès et J.-M. Servet [1992] pour une synthèse sur les méthodes en histoire de la pensée économique et sur les raisons qui justifient le recours à l’histoire ( voir le paragraphe 4.1 suivant).

32.

Le « tournant pragmatique » (voir M. Gauchet [1988]) opéré dans les sciences sociales au cours des années 1970-1980 en France suppose un savoir non cumulatif, dépendant des conditions contextuelles (sociales, historiques, etc.) dans lesquelles les hypothèses théoriques ont été élaborées, et pour lesquelles il n’est plus question de découvrir la « vérité » du phénomène étudié mais d’aboutir à une utilité pratique des mécanismes mis au jour. Dans la perspective pragmatiste, le savoir n’est jamais définitivement clos mais en constante évolution au gré des nouvelles manifestations de la «  réalité sociale », voir J.-P. Cometti [1994].

33.

Le paragraphe 4. de cette introduction revient sur ce dernier point.

34.

B. Levesque, G. L. Bourque et E. Forgues [Op. cit., pp. 57-88].

35.

Il existe néanmoins des doctrines sociales dans lesquelles l’association n’est plus libre mais imposée auquel cas la définition du principe d’association en est modifiée ; voir le paragraphe 5 suivant.