3) Les raisons d’une analyse historique du couple association-désintéressement

La sélection d’une phase historique déterminée entre le début des années 1830 et la fin des années 1920 (1928) répond à des raisons contextuelles et théoriques.

Les premières tiennent aux caractéristiques propres de la société de cette période. Le poids de l’Etat reste faible. Les activités productives (industrialisation naissante, large secteur agricole, etc.), encore peu concentrées, reposent principalement sur des productions de type intermédiaire (artisanat, domestique, etc.) dans lesquelles les groupements coopératifs et associatifs trouvent des conditions de développement favorable 36 . La « révolution des Droits de l'homme » 37 et l'avènement du sujet politique entraînent un changement dans les représentations sociales. Libéré du poids de la contrainte sociale (coutumes, devoirs, etc.), le citoyen devient idéalement responsable de son devenir individuel et peut selon sa volonté entreprendre les actions qui correspondent aux fins qu'il désire 38 . Cette liberté et cette égalité restent d'abord des droits formels qui ont du mal à résister à l'épreuve des faits, et en particulier aux inégalités économiques qui subsistent et qui sont en outre accentuées par l'industrialisation naissante 39 . La question sociale naît de cette contradiction entre les fondements politiques d'égalité et de liberté et la réalité économique du paupérisme et de la prolétarisation. Dans cette perspective, l'association constitue un moyen susceptible de subvenir aux besoins économiques et politiques les plus pressants. L’associationnisme ouvrier n'est pas seulement le produit d'une pensée théorique, mais aussi la marque de pratiques sociales émergentes et en croissance à partir de 1830 40 . De fait, les initiatives volontaires privées, associatives, coopératives, et mutuelles occupent une place non négligeable au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle ; les fonctions auxquelles elles répondent sont prises en charge par l'Etat à partir de la fin des années 1920 41 .

Les raisons théoriques se déduisent des points précédents. Premièrement, la question sociale conduit à des réflexions sur les fondements d'une nouvelle organisation économique et sociale ; à l’idée d’association est rattaché l’objectif d’une société libre et égalitaire 42 . Comme moyen, elle doit faciliter le passage d’une situation sociale instable, affectée de fortes inégalités économiques (voire politiques), à une société organisée au sein de laquelle la production et la répartition des richesses économiques qu’assure l’association satisfont les besoins individuels. En fait, au travers de l’idée d’association transparaît une critique de la « morale de l’intérêt » des doctrines « matérialistes », incluant l’économie politique classique. Dans cette perspective, les inégalités économiques s’expliquent par l’action combinée de la concurrence et de la propriété privée favorisant le développement de comportements individualistes. La fraternité ou encore la solidarité que sous-tend l’association permettent ainsi de pallier les effets négatifs du jeu des intérêts particuliers dont le rôle positif en tant que facteur de liberté individuelle est parfaitement reconnu.

Deuxièmement, l’avènement d’un ordre politique égalitaire et libre, en rupture avec la société d’Ancien Régime fondée sur des rapports sociaux hiérarchiques, l’abandon progressif du modèle de la « charité privée », et, la croissance de l’urbanisation et de l’industrialisation conduisant à une baisse de la sociabilité villageoise et rurale, constituent autant de facteurs responsables des changements économiques et politiques dans la société du XIXe siècle qui amènent à réfléchir sur de nouvelles formes de solidarité. Avant le développement à partir de la fin des années 1920 d’une gestion macro-sociale de la solidarité par l’Etat, de nombreux auteurs voient dans le principe d’association un moyen particulièrement adapté pour subvenir aux besoins sociaux les plus urgents 43 . De fait, l’idée d’un Etat redistributeur semble encore absente des doctrines économiques 44 . Passé le début des années 1930, le sujet de l’association voit son intérêt décroître progressivement. Cette période correspond en effet à l’établissement de nouvelles lois sociales qui préfigurent l’avènement de l’Etat-Providence 45 .

L’analyse de l’idée d’association s’effectuera en deux parties. Elles s’articulent autour de trois « temps forts » de la période sélectionnée (1830-1928). Cette périodisation répond en fait de l’étude de la pensée de trois générations d’auteurs 46 . Aussi, parce que l’étude historique effectuée recherche à questionner les connaissances actuelles concernant l’action désintéressée, que nous avons supposée ici proche de l’action associative, nous tenterons d’illustrer, dans le chapitre conclusif, sur un cas précis, à savoir la théorie contemporaine de l’économie solidaire, ce que les développements successifs au cours des trois « temps forts » peuvent apporter à la problématique soulevée. On notera par ailleurs que l’économie solidaire participe spécifiquement aujourd’hui au renouvellement de la pensée sur l’association 47 .

Si le débat contemporain peut suffire à une vision relativement exhaustive des différentes conceptions théoriques du désintéressement. A notre sens, la prise en compte de la dimension historique peut conduire à une compréhension plus large de cette notion de désintéressement. Les théories actuelles ne sont donc pas jugées insuffisantes, mais la perspective historique évite la répétition des erreurs passées, éclaire les croyances sur lesquelles le savoir actuel se fonde, et enfin, circonscrit l’état des connaissances que nous disposons aujourd’hui.

Notes
36.

Voir P. Verley [1997 (1985) ; 1995 ; 1997].

37.

M. Gauchet [1989].

38.

La liberté individuelle est une condition nécessaire au principe d'association. L'analyse des comportements auxquels nous nous référons ici présuppose en effet une intentionnalité minimale de la part des personnes ; on refuse en ce sens toute explication déterministe faisant des normes sociales les seuls déterminants des actions entreprises ne laissant donc aucune place au libre-arbitre.

39.

Globalement, la fin du XVIIIe siècle marque la fin de l'Ancien Régime en France, l'avènement d'une nouvelle société aux Etats-Unis d'Amérique élaborant leur Constitution à partir de l'enseignement des théoriciens du Droit Naturel et des précurseurs de la Révolution française, le déclin progressif de l'hégémonie de l'aristocratie et de la noblesse en Angleterre, etc. Cette évolution commune vers plus de liberté et d'égalité déstructure l'organisation sociale « organiciste » de l'ancienne société basée sur l'existence de corps intermédiaires (corporations, etc.) et de relations sociales hiérarchiques a priori (statut). L'institution du sujet politique, libre, indépendant et autonome, devant la collectivité (Nation) entraîne le développement de la question sociale. En effet, comment assurer au niveau social l'égalité et la liberté prônées au niveau politique ? Comment organiser la société de manière à garantir cette liberté et cette égalité instaurées dans l'ordre politique ? Voir L. Ferry et A. Renaut [1992 (1985)].

40.

Voir M. Riot-Sarcey [1998] pour l'analyse des rapports entre théorie et pratiques sur la question des groupements associatifs pour cette période.

41.

Voir H. Desroche [1976] et A. Gueslin [1998a] pour une synthèse de l'histoire des pratiques associatives, et F. Ewald [1986] et R. Castel [1995] sur le développement de l'Etat-providence.

42.

Dès 1830, la pensée associationniste concerne d’abord essentiellement les auteurs saint-simoniens et anciens saint-simoniens (P. Buchez, P. Leroux, P. Enfantin, etc.) et fouriéristes (V. Considérant), mais elle inspire rapidement d’autres courants de pensée : le « communisme » (E. Cabet), le catholicisme social (F. de Lamennais, F. Ozanam, A. Villeneuve-Bargemont) ; des auteurs ne se revendiquant d’aucune école de pensée font aussi de l’association un de leur thème privilégié notamment A. de Tocqueville. Les économistes libéraux s’intéressent à la question surtout à partir du début des années 1840 (M. Chevalier, L. Reybaud, J. Garnier, etc.) (voir 1ère partie, chap. 1).

43.

La croissance des sociétés de secours mutuel au début du XIXe siècle, puis des associations coopératives de production, de consommation et de crédit, des caisses d’épargne, etc. participent de cette solidarité associative.

44.

Le choix entre la solidarité associative et la solidarité étatique devient un thème important à partir surtout de l’œuvre de C. Gide au début du XXe siècle.

45.

F. Ewald [Op. cit.].

46.

Voir le paragraphe 4.3 suivant.

47.

Voir A. Caillé et J.-L. Laville [1998].