4.1) Une lecture synchronique par la « méthode structurale » 48

Le présent travail répond en partie du souhait de donner de nouvelles perspectives aux théories économiques contemporaines abordant la notion de désintéressement ; la méthode synchronique de type structural définie par P. Dockès et J-M. Servet semble la mieux adaptée à cet objectif. Elle s’appuie sur la délimitation de « temps forts » sur lesquels on effectue une analyse détaillée des concepts employés. Elle nécessite de fait une étude précise du sens des mots et des modes de pensée 49 . La connaissance n’est donc ni cumulative, ni linéaire, mais est affectée de contradictions ou d’oppositions entre théories passées et théories présentes. L’approche structurale ne vise pas à la « reconstitution de ce qui a été pensé mais une mise en évidence des ruptures par rapport à nos propres modes de pensée » entraînant « une mise en cause de nos propres savoirs » et l’introduction d’« un mode d’innovation théorique » 50 . Ce type de lecture ne recherche pas dans le passé ce que les théories contemporaines savent et ont déjà développé, mais plutôt des manières de penser susceptibles de modifier les catégories théoriques avec lesquelles on raisonne aujourd’hui ou d’en identifier de nouvelles.

En fait, toute histoire de la pensée se trouve d’emblée confrontée à une difficulté quasi-insurmontable ; comment en effet rendre compte d’idées s’inscrivant dans un contexte historique dont la compréhension et la description dans nos propres termes entraînent nécessairement une déformation de leurs significations premières ? La méthode absolutiste récuse la question en ce qu’elle ne tient aucun compte du cadre contextuel. La lecture relativiste prend le parti inverse en refusant l’emploi même de notions étrangères aux conditions de formulation des textes étudiés, mais au risque de ne prêter aucune autonomie aux notions développées n’étant que l’effet du contexte 51 . Outre ce risque déterministe, l’historien de la pensée, dans cette perspective, s’interdit d’entreprendre la moindre comparaison entre ses analyses situées à des moments historiques différents. Reconnaissant du caractère a-historique de la démarche absolutiste, n’est-il pas néanmoins possible d’adopter une méthode de lecture permettant à la fois de tenir compte du contexte de formulation des énoncés, et, d’en retirer des enseignements pour une problématique contemporaine ?

Cette perspective a été ouverte par C. Canguilhem en proposant de suivre une ‘« méthode historique de récurrence épistémologique »’ 52 . Il s’agit alors d’analyser non plus les théories passées sur les résultats acquis, mais à partir de l’existence d’une problématique commune entre les périodes contemporaine et passées 53 . L’objet de l’historien est un objet construit dépendant de choix thématiques contemporains, et, par conséquent en renouvellement permanent suivant l’évolution des intérêts disciplinaires 54 . Plusieurs niveaux d’interprétation d’un texte ancien pourront être donnés, sans que l’un ne soit réductible à l’autre, et sans que l’un n’anticipe plus qu’un autre sur nos propres catégories de pensée. Dans cette perspective, un texte offre autant de connaissances qu’il existe de points de vue différents sur la manière de l’appréhender.

Une conséquence importante en découle. L’historien de la pensée ne recherche pas à reconstruire rationnellement les différentes étapes du passé qui ont conduit à l’état des connaissances présentes, mais bien à isoler des moments historiques délimités et d’en restituer les débats qui y ont pris place. Notre démarche sera ici identique ; elle consiste à retourner à des périodes historiques déterminées, au sein desquelles ont été développées des problématiques voisines des nôtres, afin d’étudier à quelles définitions, à quels usages, à quels objectifs répondent des concepts qui nous sont aujourd’hui familiers 55 . Cette méthode prend donc le parti de la lecture absolutiste, mais en tenant compte du contexte d’énonciation des idées exprimées, elle évite l’écueil de la doxographie à laquelle n’échappe pas une démarche se coupant de tout référent historique. Elle nous interdit d’interpréter le texte à l’aide de notions ignorées de l’auteur, et, de problèmes qu’il ne connaissait pas. Par conséquent, s’il est bien question de réaliser une « histoire des filiations conceptuelles », elle ne s’inscrit pas dans une recherche du « précurseur »  dans la mesure où celle-ci consiste de fait à récuser l’influence contextuelle des propositions théoriques 56 . Il s’agit nécessairement d’une histoire non linéaire et discontinue en ce sens que si l’on s’autorise effectivement à rattacher une période passée à des préoccupations contemporaines, c’est que l’on retrouve un concept qui nous est familier mais abordé dans un contexte et avec des moyens différents. On ne saurait pour cette raison prêter aux auteurs passés des catégories de pensée dont ils ne pouvaient avoir conscience 57 .

Elle nous invite par ailleurs à nous décentrer de nos propres croyances en nous montrant comment des concepts qui nous sont proches ont été pensés différemment par le passé. Car, s’il est effectivement question de contextualiser le texte, il n’est pas non plus question de faire abstraction de l’intention de l’auteur, d’une part, en analysant l’argumentation utilisée 58 , et d’autre part, en étudiant à quoi l’auteur répondait en écrivant le texte 59 . Il faut en effet être particulièrement vigilant quant à la signification même du texte, qui peut parfois différer de son contenu interne suivant ses conditions de production (journal, ouvrage, discours, correspondance, etc.), le public auquel il s’adresse et le contexte économique, social, politique, intellectuel, etc. dans lequel il s’inscrit 60 . Il s’agit par conséquent de trouver un compromis entre l’autonomie propre du texte, l’innovation théorique qu’il comprend, et, le déterminisme contextuel, les éléments qui peuvent être rattachés à des causes externes au texte. On distingue par ailleurs deux niveaux au contexte : d’une part, le contexte proprement intellectuel, c’est-à-dire la place du texte étudié dans le débat d’idées dans lequel il s’inscrit ; on cherchera ici à déterminer les différences introduites dans les modes de pensée, les arguments, les concepts, etc. déjà établis ? ; et d’autre part, le contexte économique, social et politique principalement, il s’agira alors de situer le texte dans ce cadre contextuel préalablement défini. Cependant, le sens d’une action, en l’occurrence ici l’argumentation d’un texte, ne saurait être contenu dans le seul contexte mais se rapporte aussi à une intention et aux croyances propres de l’auteur 61 .

Donc, suivant l’hypothèse selon laquelle les conditions socio-économiques sont déterminantes dans l’élaboration des idées théoriques d’une époque 62 , et aux vues des importants changements contextuels que la société a connus depuis le XIXe siècle et le début du XXe siècle, le choix de la lecture synchronique semble se justifier. En effet, la remise en cause de l’Etat-providence, la forte poussée des initiatives privées volontaires, participatives et associatives, d’un côté, la faible présence de l’Etat social au XIXe siècle jusqu’à au moins les années 1920, le poids important accordé aux actions solidaires privées, d’un autre côté, offrent des possibilités de comparaison et d’expérimentation sur le couple association-désintéressement. La prise en compte de la pensée associationniste pose donc dans cette perspective la question des limites et du renouvellement des concepts actuels sur la question.

La compréhension de la littérature sur l’association nécessite en définitive une analyse préalable des conditions économiques, sociales et politiques dans lesquelles elle a été produite. L’associationnisme naît en effet en réaction à l’émergence de la question sociale à partir surtout des années 1830, constitutive de la contradiction entre l’égalité politique en droits, introduite par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), et l’inégalité économique des faits ; le principe d’association représente un moyen susceptible de conduire à une égalisation des conditions. De fait, la littérature sur l’association n’est pas qu’économique mais aussi politique ; elle participe en cette première moitié du XIXe siècle à la naissance d’une pensée sur le « social » 63 , s’interrogeant notamment sur les principes d’organisation de la société qui puissent garantir l’égalité et la liberté individuelles.

Cependant, comme nous le soulignions plus haut, bien qu’il importe de tenir compte des différents contextes dans lesquels la pensée associationniste a été élaborée, il convient de donner aux textes étudiés une singularité ou encore une autorité propre afin d’éviter l’écueil d’une identification des textes au contexte. Les conditions économiques, sociales et politiques déterminent sous cette dernière hypothèse le contenu des textes analysés conduisant de fait à homogénéiser les idées théoriques a priori hétérogènes d’une période donnée. La méthode d’analyse des textes adoptée accorde donc au contexte une fonction première. La pensée associationniste est d’abord un ensemble de réformes sociales proposées à la résolution de la question sociale, rendant nécessaire de situer contextuellement les arguments avancés pour analyser ce à quoi ils répondent. Mais la question du contexte ne saurait expliquer les différents éléments compris dans la pensée associationniste demandant alors de considérer les textes comme des objets construits, autonomes des conditions économiques, sociales et politiques.

Quels sont en définitive les apports d’une telle méthode de lecture ? A quels buts répond-elle ? Elle nous permet d’abord de délimiter nos connaissances actuelles sur le sujet étudié. Il n’existe pas en effet une manière d’aborder et de traiter un problème mais une multiplicité ; multiplicité que l’histoire de la pensée contribue à nous révéler. De fait, elle donne une perspective à la fois nouvelle et critique de nos propres croyances. Elle ne recherche pas, deuxièmement, les premières traces des conceptions théoriques présentes mais plutôt des manières de pensée susceptibles de transformer nos catégories théoriques contemporaines. On suppose donc qu’il existe dans chaque texte des principes entrant en contradiction, ou simplement en décalage, avec les concepts qui nous sont familiers aujourd’hui.

Nos connaissances sont dépendantes du parcours (path dependancy), c’est-à-dire qu’elles sont le produit de choix passés entre une variété d’alternatives possibles. Dès lors, l’étude des textes anciens nous permet de mettre à jour les hypothèses et les concepts rejetés initialement et pouvant aujourd’hui servir à une réévaluation de nos problématiques contemporaines. On attendra de ce type de lecture moins une remise en cause de nos croyances actuelles qu’une vision élargie de celles-ci. En définitive, on cherchera tous les écarts, toutes les différences, voire les contradictions, entre concepts passés et présents.

Pour reprendre les termes de J. Schlanger, le savoir suit un « itinéraire dramatique » dont seuls les vainqueurs sont habilités à en écrire l’histoire ; qu’en est-il dès lors des alternatives rejetées. De fait, « les voies devenues impossibles ne pourront plus orienter le questionnement car l’attention intellectuelle aura définitivement dévié ». Pourtant, des problématiques aujourd’hui oubliées sont susceptibles de réapparaître « soit à titre de question pertinente, soit comme principe de réponse » 64 . En ce sens, l’« utilité pratique » de l’histoire de la pensée devient explicite : elle consiste à confronter et à comparer des propositions théoriques (ou des doctrines) successives en partant d’une réflexion contemporaine.

Enfin, toute étude réalisée sera nécessairement incomplète et particulière ; ce type de lecture en effet décline toute exhaustivité. Son but est avant tout informatif, visant à mettre en évidence des écarts entre modes de pensée passés et présents. Comme le souligne J. Schlanger, « il est peu vraisemblable qu’une histoire plurale puisse être une histoire systématique, une histoire totalisable » ; notre intérêt sera davantage porté à ouvrir nos problèmes actuels « aux connaissances particulières, aux images, aux données, aux cas, à l’information la plus souple, aux traits déconnectés. En évitant de lier trop vite en faisceau toutes les diagonales. En plongeant délibérément dans l’étude de cas particuliers et d’aventures singulières » 65

Notes
48.

Voir P. Dockès et J.-M. Servet [Op. cit., p. 358].

49.

« Il faut « penser les textes », ou plutôt les repenser, c’est-à-dire de produire les concepts dynamiques adéquats à leur interprétation, et plus précisément de reconstituer le cadre abstrait à travers lequel les acteurs-producteurs de textes les ont dits, les ont pensés, et compris » [Ibid., p. 359]. 

50.

P. Dockès et J.-M. Servet [Ibid., p. 360]

51.

Voir M. Blaug [1997 (1986)] pour la lecture absolutiste et W. Mitchell [1967 ; 1969] pour la lecture relativiste.

52.

G. Canguilhem [1977, p. 16].

53.

« L’histoire des sciences », souligne G. Canguilhem, « ce n’est pas le progrès des sciences renversé, c’est-à-dire la mise en perspective d’étapes dépassées dont la vérité aujourd’hui serait le point de fuite. Elle est un effort pour rechercher et faire comprendre dans quelle mesure des notions et des attitudes ou des méthodes dépassées ont été, à leur époque, un dépassement et par conséquent en quoi le passé dépassé reste le passé d’une activité à laquelle il faut conserver le nom de scientifique », G. Canguilhem [1983 (1968), p. 14].

54.

Intérêts, note G. Canguilhem, qui peuvent aussi bien relever de facteurs internes (renouvellement d’une théorie, nouvelle méthode, etc.) que de facteurs externes à la discipline en question, relevant alors du contexte social, économique, politique, intellectuel, idéologique, etc.

55.

Voir sur ce point précis J-F. Spitz [1989], J. Guilhaumou [2001] et Q. Skinner [2000 (1998)].

56.

Le précurseur, note G. Canguilhem, « est donc un penseur que l’historien croit pouvoir extraire de son encadrement culturel pour l’insérer dans un autre, ce qui revient à considérer des concepts, des discours et des gestes spéculatifs ou expérimentaux, comme pouvant être déplacés ou replacés dans un espace intellectuel où la réversibilité des relations a été obtenue par l’oubli de l’aspect historique de l’objet dont il est traité », G. Canguilhem [Op. cit., p. 21].

57.

Voir G. Canguilhem [1983 (1963)].

58.

Argumentation qui devra autant tenir compte du vocabulaire employé, donc du champ sémantique du texte (significations des notions et des termes importants employés) que des types de raisonnement utilisés qui souvent s’écartent de nos modes de pensée.

59.

Q. Skinner assigne deux règles méthodologiques essentielles à l’historien des idées : premièrement, il doit étudier les conventions sociales qui régissent les thèmes abordés par le texte, c’est-à-dire le champ de significations à partir duquel l’auteur s’exprime ; ainsi, est-ce que le texte vient conforter un ensemble d’idées dominantes dans la communauté à qui le texte est adressé, ou bien, s’écarte-t-il du traitement conventionnel des thèmes dont il s’occupe ? Deuxièmement, l’historien doit étudier « l’univers intellectuel »  de l’auteur, c’est-à-dire ses idées et ses croyances relatives à des sujets non traités dans le texte de manière à repérer si les intentions que l’on peut lui prêter à partir du texte étudié n’entrent pas en contradiction avec les opinions de l’auteur défendues ailleurs, J.-F. Spitz [Op. cit., pp. 138-139].

60.

Voir R. Chartier [1998 (1989)].

61.

Le parti pris d’une histoire synchronique interdit-il pour autant de ne prêter aucune influence à l’histoire diachronique, c’est-à-dire à la détermination de filiation théorique entre auteurs ou périodes ? Un auteur hérite nécessairement d’une tradition qui structure ses modes de pensée ; mais si la reconnaissance d’un héritage intellectuel de l’auteur s’avère indispensable, il faut aussi savoir l’utiliser avec parcimonie pour deux raisons essentielles : d’une part, parce que cette recherche peut-être sans fin, et d’autre part, car elle abaisse l’originalité théorique du texte étudié présupposant que ces principaux éléments étaient déjà présents dans une pensée fondatrice.

62.

Voir notamment M. Lutfalla [1981, p. 18] et G. Caire [1994].

63.

Voir E. Durkheim [1992 (1928)].

64.

J. Schlanger [1983 , p. 138].

65.

J. Schlanger [1979, p. 14].