4.2) Une définition large de l’économie politique

La difficulté constitutive de l’analyse du couple association-désintéressement dans l’histoire des idées provient de l’importance du champ social auquel elle s’applique, et des différents et nombreux auteurs qui ont consacré une partie de leurs écrits à cette question. Quelles règles dès lors adopter sur le choix des textes qui permettent de circonscrire l’étendue de l’analyse ? Des éléments de réponses sont avancés en discutant premièrement de la distinction classique entre théories et doctrines économiques, et deuxièmement sur la définition large de l’économie politique adoptée dans cette étude.

1. De fait, la lecture synchronique présuppose de ne pas tenir compte de la dichotomie entre théorie et doctrine économiques, ou plus précisément, d’un domaine réservé à l’étude des lois positives et d’un autre se consacrant au choix des valeurs sous lesquelles l’organisation économique doit fonctionner 66 . Les historiens de la pensée économique français majoritairement ont aujourd’hui abandonné depuis au moins les années 1970 ce dualisme épistémologique supposant l’existence d’une économie politique objective et unique 67 . Nombreux en effet sont les historiens montrant que le savoir économique reste dépendant des conditions socio-économiques dans lesquelles les théoriciens développent leurs raisonnements. Le cadre contextuel induit de tenir compte des facteurs économiques, politiques et sociaux de la période étudiée. En ce sens, l’analyse économique ne peut être autonome des enjeux sociaux qui animent son époque ; l’association devient ainsi une préoccupation de nombreux auteurs du XIXe siècle à partir du moment où face à la sécularisation sociale et le déclin du pouvoir hiérarchique, la question de la cohésion sociale pose problème ; elle perd de son intérêt dès lors que l’Etat prend en charge la politique sociale redistributive à partir de la fin des années 1920 et met en place une gestion macro-sociale de la solidarité.

Il n’est pas question non plus d’affirmer, ce que la critique de la dichotomie fait / valeur pourrait laisser penser, l’existence de valeurs « vraies » déduites d’une recherche rationnelle et objective 68 . Elle s’inscrit simplement dans la perspective ouverte par T. S. Kuhn (1962) et la philosophie pragmatique dans les sciences sociales montrant que l’on ne saurait fonder des connaissances théoriques qui ne relèvent de choix normatifs a priori 69 .

Néanmoins, l’étude de l’idée d’association suppose de tenir compte du fort contenu normatif qu’elle implique. Elle est en effet fréquemment proposée à la résolution de la « question sociale » et nécessite par conséquent qu’on l’appréhende dans le cadre des théories de la justice sociale. En même temps, son contenu théorique reste étroitement lié au contexte sociopolitique d’une part et aux pratiques associatives d’autre part. En définitive, tout principe théorique relatif au couple association-désintéressement pourra être jugé significatif, mais il conviendra de présenter pour chaque cas les conditions d’exposition des idées exprimées : le statut de l’auteur au moment où il écrit 70 , le support du texte 71 et les rapports du texte au moment de sa rédaction avec les problèmes auxquels est confrontée la société 72 .

2. Le choix des textes analysés repose pour partie aussi sur la définition de l’économie politique à laquelle on se réfère. La difficulté tient dans ce cas du contenu et de la nature des facteurs qu’il est possible d’inclure dans le champ de l’économie politique. Elle est amplifiée si on considère l’analyse économique historiquement. En effet, quels auteurs et quels écrits intégrer dans le domaine de l’économie politique au début du XIXe siècle ? Existe-t-il une définition communément acceptée qui puisse nous permettre de sélectionner les textes dits économiques ? 73 On oppose couramment les définitions matérialiste et formelle de l’économie 74  ; cette distinction reste ici de peu d’utilité. La nature même du principe d’association, économique, politique, voire morale, et, la place que joue le contexte dans la pensée associationniste conduisent de fait à opter pour une conception étendue de l’économie politique. Il s’agit en effet de tenir compte d’éléments a priori non spécifiquement économiques, mais qui néanmoins facilitent la compréhension et l’explication des idées associationnistes. Cette conception large de l’économie politique est parfaitement illustrée par la définition de la Sociologie Economique (Wirtschaftssoziologie) introduite par J. A. Schumpeter, et, reprise par l’approche socioéconomique contemporaine 75 : ‘«  l’analyse économique traite des questions relatives au comportement des individus en tout instant et à la nature des effets économiques qu’ils engendrent par ce comportement ; la sociologie’ ‘ économique’ ‘ s’occupe de savoir comment ils en viennent à adopter ce comportement. Si nous définissons le comportement assez largement, de façon à y inclure non seulement les actions, les motifs et les penchants, mais aussi les institutions sociales qui influent sur le comportement économique, comme le gouvernement, l’héritage, le contrat, et ainsi de suite, cette formule nous dit tout le nécessaire »’ 76

L’association est donc étudiée du point de vue de la production, de la distribution et de la consommation, mais en supposant que les activités économiques réalisées s’inscrivent (embedded) dans un cadre social permettant de rendre compte des interactions possibles entre facteurs économiques et non économiques. Pour autant, bien que marqué socialement, le comportement économique reste autonome de la structure institutionnelle dans laquelle il se développe 77 . L’association présuppose en effet des actions volontaires procédant de prises de décisions individuelles autonomes 78 .

Les perspectives normative et socio-économique étendent en définitive considérablement comparativement à la seule histoire de l’analyse économique les possibilités de choix des textes sur l’association. Ces orientations méthodologiques restent dépendantes des caractéristiques économiques, politiques, sociales et morales de l’idée d’association. C’est pourquoi l’objectif n’est pas de procéder à une étude exhaustive de la pensée associationniste sur la période ici sélectionnée, entreprise qui aux vues de la multiplicité des auteurs concernés s’avérerait vite démesurée, mais à une étude qualitative et informative sur quelques auteurs, choisis en fonction, soit de l’importance donnée à l’idée d’association dans leurs écrits 79 , soit de l’originalité de leur pensée concernant l’association 80 , susceptible d’être rattachée à notre problématique contemporaine 81 .

Notes
66.

J. A. Schumpeter intègre à l’histoire de la pensée économique théorie et doctrine bien qu’il marque une nette différence entre les deux suivant les textes dont il rend compte. Abordant le socialisme associationniste français de la première moitié du XIXe siècle, il le considère comme « extra-scientifique parce qu’il ne se préoccupe pas essentiellement d’analyse […] mais de plans bien déterminés, et des moyens de les mettre en œuvre »et« non scientifique du fait que ces plans ne vont pas sans certains postulats, sur le comportement humain […] qui ne résistent pas un instant à l’analyse scientifique » [Op. cit., p. 109]. Pour autant, il ajoute plus loin : « les fantaisies bizarres et les rêveries peuvent enchâsser des morceaux d’analyse qui se tiennent » [Ibid., p. 109].

67.

M. Herland [1992, p. 954]

68.

Voir S. Mesure et A. Renaut [1996] sur la question du conflit des valeurs dans les sciences sociales. En outre, une pensée respectueuse du libre arbitre de chacun présuppose un dualisme minimal ; le choix individuel, librement et volontairement déterminé, nécessite en effet de tenir compte de la pluralité des valeurs en ce sens que ces dernières ne sauraient répondre d’une détermination rationnelle. Dans cette perspective, les valeurs, irréductibles entre elles, sur lesquelles s’appuient les principes moraux, permettent la réalisation des libertés individuelles (H. Brochier [1997, p. 34]). Le paragraphe 5 de cette introduction consacré à la notion de désintéressement revient sur cette question de l’intentionnalité de l’action individuelle.

69.

Voir notamment M. Gauchet [1988] sur le « tournant pragmatique » des sciences sociales en Europe dans le courant des années 1970.

70.

Ecrit-il en tant que professeur, polémiste, représentant politique, etc. ?

71.

Ecrit-il pour l’élaboration d’un ouvrage, d’un article de revue (de quelle revue s’agit-il ?), en réponse à une question ouverte posée par une institution publique (l’Académie des Sciences Morales et Politiques par exemple), dans un débat public (à l’Assemblée Nationale par exemple au cours des évènements de 1848) ? Etc.

72.

Répond-il à un événement économique, politique ou social proche ou éloigné ? N’a-t-il a priori pas de liens directs avec les questions sociales de l’époque ? Etc.

73.

A. Smith ne caractérise pas clairement l’objet de son analyse dans La Richesse des Nations. Cependant, on peut penser à sa lecture que ses préoccupations sont larges et intègrent autant la question de la prospérité matérielle de chaque nation que la situation sociale de ses membres.

74.

La première inclut en particulier l’école physiocratique (F. Quesnay, etc.), les économistes classiques (J.-B. Say, D. Ricardo, etc.), ou encore A. Marshall ; elle détermine l’économie comme l’analyse des causes du bien-être matériel : J.-B. Say [1972 (1803)] se propose d’étudier les principes de la production, de la distribution et de la consommation des richesses permettant de satisfaire les besoins exprimés, A. Marshall définit l’économie politique comme l’« étude de l’humanité dans les affaires ordinaires de la vie ; elle examine la partie de la vie individuelle et sociale qui a plus particulièrement trait à l’acquisition et à l’usage des choses matérielles nécessaires au bien-être » [Op. cit. , p. 1]. La seconde définition trouve ses prémices dans l’Ecole autrichienne (C. Menger, etc.) puis chez L. Robbins ; elle introduit la rareté dans le champ économique : « l’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs » (L. Robbins [Op. cit., p. 30]). Aussi, cette distinction est réductrice dans le sens où les auteurs supposés donner une définition matérielle de l’économie effectuent aussi des analyses formelles. 

75.

Voir J.-L. Laville et Levesque [Op. cit. ] et P. Steiner [Op. cit.] pour une synthèse récente.

76.

J. A. Schumpeter [Op. cit., p. 48].

77.

J. Elster [Op. cit.] caractérise ainsi l’homosociologicus par sa faible autonomie dans le champ de l’action individuelle : son comportement est déterminé principalement par l’influence consciente ou non (processus de socialisation) des normes sociales.

78.

L’« association »  est un contrat implicite ou explicite d’ordre moral, économique, politique, etc. reposant sur l’existence d’actions individuelles volontaires.

79.

Ce sera le cas par exemple du fouriériste V. Considérant ou encore de C. Gide.

80.

On pense notamment ici à A. de Tocqueville ou encore E. Halévy.

81.

Il n’est pas non plus question d’effectuer une étude complète de l’œuvre des auteurs considérés mais de sélectionner dans leurs écrits les textes significatifs relatifs à l’idée d’association.