5) Association et désintéressement : définitions et propriétés

5.1)L’association : un terme polysémique

La signification du terme « association » dans le courant du XIXe siècle n’est pas unique, variant suivant les périodes et les auteurs considérés. On peut en donner au moins trois sens.

L’association s’identifie premièrement à la société ; elle est alors l’action de former société. J.-J. Rousseau l’utilise dans ce sens lorsqu’il définit la Nation comme « une association de familles » 112 . Dans cette conception, l’association s’assimile à un « contrat social », comprenant un ensemble de droits et de devoirs individuels et collectifs, sur lesquels s’accordent les membres d’une même société. Cette homologie entre les notions de société et d’association a été progressivement abandonnée dans le courant du XIXe siècle 113 .

L’association deuxièmement signifie l’action « de former un groupement de personnes réunies dans un but déterminé, pour la défense d’un intérêt commun » 114 et sert ainsi à décrire l’ensemble des pratiques sociales à dominante collective. Elle englobe aussi bien les associations de production, de consommation et de crédit, les sociétés de secours mutuel, les sociétés de bienfaisance, etc., que les organisations économiques marchandes comme les Sociétés en commandite, les Sociétés en nom collectif ou les Sociétés anonymes. Dans ces trois derniers cas, il s’agit alors de « contrats de société » 115 qui visent directement et principalement un but patrimonial. Cet emploi reste courant chez les économistes libéraux du Journal des économistes. Il contraste avec la conception désintéressée du principe d’association utilisée d’abord par C-H de Saint-Simon, C. Fourier, puis par les écoles saint-simonienne et fouriériste à partir des années 1825, et, enfin par les différents réformateurs sociaux de la période 1830-1848. Les premiers usages du mot « association » vont d’ailleurs dans ce dernier sens. Au XVe siècle (1408), association désigne le « fait d’être associé, uni à quelqu’un » 116  ; il traduit le fait de se réunir collectivement pour s’entraider, afin d’atteindre un niveau de vie plus décent. L’idée de poursuivre son intérêt particulier est donc bien présente, mais elle implique le principe d’une solidarité ou du moins d’une réciprocité mutuelles : l’union d’actions permet de subvenir aux besoins les plus urgents qui resteraient insatisfaits sans l’association. Cependant, ce n’est qu’au tournant du début du XXe siècle que la séparation nette entre groupement à but patrimonial et association « désintéressée » (à but non lucratif) se constitue définitivement.

Enfin, troisièmement, le terme « association » est utilisé par certains auteurs pour l’opposer au système politique individualiste libéral. « Le but de la société n’est pas l’individualisme , mais l’association » déclare P. Leroux, supposant l’adhésion des membres de la société à certaines croyances morales communes 117 . Le principe d’association, expression couramment employée par les écoles fouriériste et saint-simonienne, désigne alors par contraste à l’égoïsme ou à l’avarice, les sentiments de solidarité, de fraternité, ou encore de philanthropie. L’association dans ce sens détermine d’une part, une inclination personnelle, un état d’esprit, donc une nature spécifique des motivations individuelles, et d’autre part, l’organisation politique de la société, mais dans une perspective autre que celle de « contrat social ». Il existe de plus une parenté proche entre ce troisième sens et la notion de socialisme 118  ; il s’agit dans ce cas de s’appuyer sur les mobiles solidaires des membres de la société afin de former des associations volontaires et libres de production, de consommation et de crédit susceptibles de résoudre la question sociale 119 . A. Clément dans le Dictionnaire d’Economie politique décrit ces « classes de publicistes, et particulièrement ceux appartenant aux diverses écoles socialistes » qui ont vu « dans l’association la question dominante de notre époque ; toutes les difficultés, toutes les misères sociales leur ont paru avoir leur solution ou leur remède dans l’association » 120 . On retrouve dans les écrits de la sociologie naissante à la fin du XIXe siècle cette opposition entre individualisme et association dans l’analyse des formes de socialisation 121 . On ne désigne plus aujourd’hui par l’association les sentiments de solidarité ou encore de fraternité des comportements individuels, mais il est intéressant de noter la proximité de sens au XIXe siècle du principe d’association et des motivations désintéressées.

L’association comme organisation collective au XIXe siècle reste donc d’un emploi courant, mais la distinction entre lucrativité et non lucrativité introduite par la « Loi du 1 er juillet 1901 relative au contrat d’association » 122 n’est pas encore d’usage. L’association peut en effet fort bien correspondre à une société fondée dans un but lucratif « pour procurer un gain à leurs membres, que ces membres mettent dans la société leur travail ou seulement leurs capitaux » comme le soulignent les économistes libéraux, aussi bien que désigner les « associations charitables », les « associations de prévoyance et d’épargne » ou encore « les sociétés coopératives » 123 . On se centrera pour notre part sur l’emploi de la notion d’association pour signifier l’idée de désintéressement, à la fois comme principe d’action et comme organisation collective.

Notes
112.

Cité dans le Grand Dictionnaire Universel par Pierre Larousse, P. Larousse [1990 (1866-76), p. 797].

113.

De plus, la société est souvent employée dans un sens plus général qu’association ; « Quand la société générale est bien gouvernée, on ne fait guère d’associations particulières » (Voltaire), cité dans le Grand Dictionnaire Universel par Pierre Larousse, P. Larousse [Ibid., p. 798].

114.

Voir l’entrée « Association » dans le Trésor de la langue française,P. Imbs [1974, pp. 710-711].

115.

« Les associations qui ont en vue un profit, un avantage matériel prennent ordinairement le nom de sociétés », P. Larousse [Op. cit, p. 799].

116.

La racine latine ‘associare’ signifie « joindre, unir » ; elle est formée sur la racine ‘socius’, le compagnon ; avant le XIVe siècle, on utilise le terme « assoicher » (1238) dans le sens de « mettre ensemble, arranger », Trésor de la langue française [Op. cit., pp. 710-711].

117.
Il ajoute « le but de la politique est de faire jouir tous les membres de la société, chacun suivant sa capacité et ses œuvres, du résultat du travail commun, que ce travail soit une idée, une œuvre d’art, ou une production matérielle », P. Leroux [1994 (1832), pp. 187-191].
118.

Bien que P. Leroux déclarait avoir le premier utilisé le terme « socialisme », qu’il oppose à l’individualisme (Le socialisme alors est « l’exagération de l’idée d’association , ou de société » (P. Leroux [1994 (1834), p. 247]). Il est déjà connu de membres de l’école saint-simonienne (voir M. Riot-Sarcey [Op. cit., p. 137]). En fait, l’origine du terme « socialisme » est complexe. Il est utilisé par H. (de) G. Grotius (socialistus) et repris au XVIIIe siècle par ses disciples favorables à la théorie du droit social. En 1765, le « socialist » en Italie désignait les adeptes de l’origine contractuelle de la société par des hommes libres et égaux. En France, pendant la période révolutionnaire, le socialiste était l’adversaire du changement et l’allié des royalistes (1798). A partir des années 1820-1830, le socialisme sera la référence des partisans de la réforme économique et sociale proposée par R. Owen en Angleterre. Voir l’entrée « Socialisme » dans le Trésor de la langue française, B. Quemada[1992, pp. 572-573].

119.

Voir la notice « Socialisme » dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, [1992 (1926), pp. 998-1001].

120.

Il ajoute : « ils paraissent persuadés qu’il reste à découvrir de nouvelles formules, de nouveaux modes d’association , destinés à changer complètement l’organisation des sociétés modernes et la marche de l’humanité », A. Clément [1873 (1853), p. 78].

121.

Cette interprétation renvoie à la racine « ad-sociation » (Vergesellchaftung) fréquemment utilisée notamment chez G. Simmel, voir A. Caillé et J.-L. Laville [Op. cit., pp. 5-20].

122.

Journal Officiel du 2 juillet 1901.

123.

Hubert-Valleroux [1893, p. 86].