5.2) L’hypothèse du désintéressement

Le développement du « principe d’association », opposé le plus souvent au « principe de concurrence », dépend dans une certaine mesure de mobiles désintéressés, qui viennent eux-mêmes jouer contre l’action de l’intérêt individuel. Comment ainsi caractériser a priori le comportement désintéressé ? A partir de quelles propriétés pouvons-nous dire qu’il y a effectivement un motif de désintéressement dans les activités économiques ? Trois composantes serviront ici à définir les limites à l’intérieur desquelles on pourra conclure dans l’existence d’un degré minimal de désintéressement.

Premièrement, le désintéressement implique un sacrifice individuel par rapport à ce que le comportement basé sur la recherche de l’intérêt individuel prescrit. Il suppose de fait un choix d’action contraire aux préférences individuelles. La notion d’engagement introduite par A. Sen détermine une action qui pour la personne concernée « lui apportera un degré de bien-être personnel inférieur à celui que lui procurerait une action qu’elle pourrait aussi mener » 124 . Il ne s’agit pas de faire du désintéressement un « intérêt bien entendu » à partir duquel l’altruisme répond en définitive aux aspirations et donc aux préférences des individus qui les développent, mais un mobile d’action qui s’appuie réellement sur des valeurs non individualistes et qui ne peuvent s’identifier à l’intérêt ou au bien-être individuels 125 . On n’oppose pas l’intérêt au désintéressement, mais on refuse d’inclure l’un dans l’autre 126 .

Deuxièmement, le comportement désintéressé traduit une capacité de la personne d’adopter un certain recul vis-à-vis de ses fins ou de ses propres préférences la conduisant à opter pour des choix d’actions ne relevant pas du strict intérêt individuel. Les personnes sont ainsi douées de facultés d’autocritiques pouvant les amener à modifier leur mode de penser et d’agir au cours de leur existence. La notion de « métapréférences » a été introduite dans la théorie économique contemporaine pour décrire ces changements de valeurs qui caractérisent le comportement humain 127 . Celle-ci permet de donner un fondement à l’action désintéressée dans la mesure où le choix individuel peut ne pas correspondre à l’option optimale des préférences individuelles, mais à un comportement qui entraîne un sacrifice partiel des désirs de la personne concernée 128 . Elle vise en même temps à donner une image de la personne beaucoup plus complexe qu’elle ne transparaît au travers du principe de l’intérêt individuel ; il s’agit en effet pour les uns de développer une « conception éthique de la motivation » 129 , ou, pour les autres de réintroduire au sein du discours économique les passions humaines, réduites encore trop souvent dans l’analyse standard à l’intérêt individuel 130 . Leur projet commun en définitive consiste à dépasser la théorie de l’action intéressée en donnant un réel contenu à d’autres valeurs, comme la justice sociale, la solidarité, etc. qui ne dépendent pas de l’intérêt individuel. La notion de « métapréférences » permet de distinguer au sein des motivations individuelles plusieurs types de préférences, spécifiques (répondant d’un jugement moral subjectif, d’un désir personnel, etc.), et, irréductibles entre elles.

Parallèlement, cette capacité d’autocritique garantit pour partie que l’action ne réponde pas à une explication déterministe. La personne en effet n’obéit pas à des règles qui lui préexistent. Le principe d’association présuppose une liberté individuellea priori ; le choix de l’action désintéressée procède en ce sens à la fois d’un jugement subjectif personnel et d’une initiative volontaire 131 . L’évaluation morale, dont nous supposons ici qu’elle relève de l’analyse des valeurs que se donnent les personnes dans leurs actions individuelles, s’appuie par définition sur l’intériorité et sur la liberté des jugements individuels 132  ; chacun est libre d’appliquer les règles morales auxquelles il juge subjectivement bon d’adhérer. Cependant, aucun principe éthique ne saurait répondre de normes ou de lois universelles et institutionnalisées à partir desquelles l’intention et la liberté individuelles n’auraient plus de raison d’être. Le comportement désintéressé est donc non systématique, toujours ouvert à la singularité et à l’inventivité, propriétés constitutives des processus de délibération auxquels donne lieu le choix individuel ; chacun dispose de la capacité de porter un jugement sur ses propres préférences qui peuvent amener à un changement de comportement imprévisible a priori.

Enfin, troisièmement, l’action intéressée ou désintéressée suppose la reconnaissance du principe d’égalité individuelle. La société française du XIXe siècle se démocratise progressivement ayant dès 1789 introduit l’égalité et la liberté individuelles en droits. Leur réalisation pratique pose cependant problème ; elle s’inscrit de fait dans la problématique d’une recherche des « microfondements d’une société démocratique » 133 . Comment garantir que ces principes formels de la Révolution française se concrétisent effectivement dans les pratiques sociales ? N’est-il pas ainsi nécessaire d’adjoindre aux droits individuels un ensemble de devoirs au sein desquels les activités économiques désintéressées servent de fondement ? Une investigation dans les théories de l’association paraît rétrospectivement d’autant plus intéressante que la solidarité publique est à cette période quasiment inexistante 134 .

Nous supposons donc que l’action désintéressée repose sur la reconnaissance préalable de l’égalité individuelle. Dans cette perspective, le choix individuel dépend de la structure sociale dans laquelle la personne agit mais lui laissant suffisamment de marge pour que sa décision lui soit propre. Il y a la fois autonomie individuelle et reconnaissance mutuelle de valeurs communes et identiquement partagées. De fait, cette disposition sociale de la personne lui permet de tenir compte de ses intérêts personnels mais aussi des valeurs, obligations, etc. qu’induit la présence d’autrui 135 .

Ces trois propriétés à partir desquelles nous définissons a priori l’action désintéressée sont appelées à évoluer, voire à être contredites partiellement par la littérature du XIXe siècle. Cette définition minimale vise avant tout à proposer une conception du désintéressement sur laquelle on puisse s’appuyer pour effectuer une première recherche. Elle pourra être complétée, confortée ou critiquée au gré des analyses effectuées. Elle marque néanmoins un parti pris dans le choix des perspectives théoriques envisagées dans ce travail ; ce parti pris s’articule autour de deux idées essentiellement. La première implique que l’on refuse pour partie les explications « naturalistes » du comportement individuel. On ne suppose pas a priori l’existence d’une « nature humaine » prédéterminant le contenu et les formes des motivations individuelles. La capacité à délibérer sur ses choix individuels conduit en effet à envisager une personnalité humaine beaucoup moins prévisible que ne le suppose l’hypothèse de « lois naturelles » du comportement. Les théories sociales naissantes du XIXe siècle restent ambivalentes sur ce sujet ; elles alternent en effet entre le postulat de l’existence de lois de la « nature humaine » et l’hypothèse d’autonomie individuelle, mais sans jamais toujours opter de manière tranchée pour l’une ou l’autre explication.

La seconde idée enfin postule d’emblée la possibilité d’actions procédant à la fois d’intérêts individuels et de mobiles désintéressés. Rien n’empêche de penser qu’un comportement puisse relever de fins à la fois égoïstes et solidaires. On attribue généralement à M. Mauss la découverte de ce principe d’action 136 . Pour ce dernier, les théories économiques de l’intérêt et les théories sociales du dévouement ont fait fausse route dans la mesure où l’observation des sociétés non capitalistes, et, la relecture des textes de Droit anciens des civilisations indo-européennes, montrent que les comportements humains développés au sein de ces sociétés mêlent intérêt et désintéressement, et, ont toujours fonctionné sur la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre 137 . Cependant, on sait aujourd’hui que la sociologie française de ce début du XXe siècle dont M. Mauss a été un important contributeur hérite en partie de Saint-Simon et de ses héritiers (A. Comte, etc.) 138 , en même temps que le socialisme, dont se réclame M. Mauss 139 , trouve son origine dans les premières écoles saint-simonienne et fouriériste. N’est-il pas alors possible de supposer que cette littérature du XIXe siècle, notamment au travers des écrits sur le « principe de l’association », développait déjà cette conception du comportement individuel ?

Notes
124.

A. Sen [Op. cit., p. 98].

125.

A. Sen souligne : « une conduite dictée par l’engagement peut impliquer des sacrifices, puisque notre action sera motivée par notre sens de l’injustice et non par le désir, inspiré de la sympathie, de supprimer une souffrance » [2000 (1999), p. 269], et par conséquent de mener une action allant dans le sens de l’intérêt individuel.

126.

A. O. Hirschman montre le processus au cours duquel durant le XIXe siècle la diversité des motivations ont été peu à peu diluées dans le mobile de l’intérêt individuel [1986a, p. 21]. Il décrit parallèlement les mobiles non-économiques évacués ou négligés par la théorie économique ; il s’agit du pouvoir, du prestige, du respect, du maintien et du développement de liens d'amitiés, de la participation au bien public, de la réussite, de la vérité, de la créativité, du salut [1981, p. 291], ou bien des recherches de la beauté, de la liberté, de la communauté, de l'amour, de la gloire, et de la vengeance [1986b, p. 97], ou encore, des désirs de pouvoir et de sacrifice, de la peur de s’ennuyer, du plaisir de l'engagement et de l'inattendu, de la recherche de sens et de solidarité [1984a, p. 107].

127.

La notion de « métapréférences » a été développée parallèlement par H. Frankfurt [1971] et A. Sen[1974 ; 1993 (1991)] (voir aussi M. S. MacPherson [1984]). Le premier distingue les désirs, besoins et volontés de premier ordre et de second ordre ; le comportement réel rend compte des désirs du premier ordre alors que les désirs du second ordre constituent des désirs sur les désirs du premier ordre. Si les deux types de désirs convergent alors l’action révèle les préférences de la personne. A l’inverse, si les deux types de désirs ne correspondent pas, l’action de fait diverge des vraies préférences (du second ordre) de la personne. A plus long terme, un changement de comportement peut se développer témoignant de la réalisation effective des désirs de second ordre de la personne. La personne (rational person, (H. Frankfurt [Op. cit., p. 11]) dans cette perspective dispose de cette capacité de prendre conscience de ses propres volontés et de former des désirs de second ordre. A. Sen a développé une théorie proche de celle-ci en supposant l’existence d’un emboîtement de préférences qu’il oppose au « classement de préférences unique et multifonctionnel » [Op. cit., p. 107] de la théorie économique standard. Il introduit des classements de classements de préférences dans lesquels plusieurs classements d’actions sont eux-mêmes ordonnés suivant les préférences de la personne concernée, qui pourront à leur tour faire l’œuvre d’un troisième classement, donc un classement des préférences sur les préférences des classements d’actions, etc. [Ibid., pp. 107-108].

128.

Cette notion de « métapréférences » constitue aussi une critique du postulat de l’invariance des préférences individuelles (voir G. J. Stigler et G. S. Becker [1977]). La personne dans cette dernière perspective n’exerce aucun contrôle sur ses choix quotidiens ne faisant que répondre instinctivement, sans délibérer, à ce que lui prescrit ses préférences individuelles. Cependant, selon A. Hirschman, « les hommes et les femmes ont la capacité de prendre du recul par rapport à leurs besoins, leurs volitions et leurs préférences «  révélées », de se demander s’ils ont vraiment besoin de ces besoins et s’ils préfèrent ces préférences » [Op. cit., p. 91].

129.

A. Sen [Op. cit., p. 7].

130.

A. O. Hirschman [Op. cit.].

131.

A. O. Hirschman souligne : les personnes sont « capables de concevoir différents états de bonheur, de dépasser l’un de ces états pour atteindre à un autre, et d’échapper ainsi à la monotonie d’une action qui fonctionnerait en permanence sur la base d’un système de préférences unique et stable »  [1983 (1982), p. 229.].

132.

Voir S. Auroux [1990].

133.

A. O. Hirschman [1995, p. 329].

134.

Solidarité institutionnalisée, étatique et obligatoire.

135.

J. Rawls suppose « qu’en vertu de leurs deux facultés morales (le sens de la justice et la conception du bien) et de leurs facultés rationnelles (de jugement, de pensée et d’inférence liées aux facultés morales), les personnes sont libres. Et c’est le fait de posséder ces facultés au degré minimal permettant la coopération sociale qui en fait des personnes égales » [1995 (1993), p. 43]

136.

M. Mauss [1997 (1923-24)].

137.

M. Mauss [Ibid., pp. 159-256]

138.

Voir E. Durkheim [Op. cit.]

139.

Voir notamment la conclusion de l’« Essai sur le don », M. Mauss [Op. cit., pp. 257-279] et M. Fournier [1997, pp. 7-59].