PREMIèRE PARTIE : L’ASSOCIATION, UNE SOLUTION A LA QUESTION SOCIALE ? (1830 – 1852)

CHAPITRE 1 : L’éMERGENCE DE LA QUESTION SOCIALE (1830 – 1852)

Les années qui suivent la révolution de Juillet 1830 voient le développement de la question sociale dans la société française. C. Fourier dans la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, publié en 1808, et, C-H de Saint-Simon à partir de 1820 et surtout en 1825 dans le Nouveau Christianisme, ont déjà sensibilisé les esprits sur le problème de cette nouvelle classe qui ne vit que de son travail 140 . Les saint-simoniens ensuite font de la lutte contre le paupérisme un de leur principal objectif 141 . En fait, un ensemble de doctrines sociales se développent à partir de cette période proposant des réformes sociales susceptibles d’améliorer la situation de la classe la plus pauvre ; on distingue aussi généralement au sein de cette nouvelle pensée sur le social, le catholicisme social 142 , le fouriérisme et certains auteurs libéraux 143 . Le « social » après 1830 se définit hors du politique et de l'économique ; les questions sociales désignent les problèmes ‘« qui se rapportent au développement intellectuel, moral et matériel des masses populaires en dehors de la politique »’ 144 ; mais elles s'opposent aussi pour P.-J. Proudhon, à l'économique relevant de ‘« l'organisation des groupes et des classes dans la société, à leur mode d'existence et à leur développement »’ 145 . Néanmoins, l'idée d'association, proposée à la résolution de la question sociale, constitue pour de nombreux réformateurs, on le verra, une réponse économique à un problème politique.

La question sociale naît de la contradiction entre l’égalité théorique en droits introduite par la révolution de 1789 et la réalité pratique des inégalités économiques et sociales 146  ; comment en effet garantir le respect des droits individuels dans le fonctionnement même de la société ? Les principes individualistes de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) suffisent-ils à assurer dans la réalité sociale l’égalité qu’ils présupposent dans l’ordre politique ? Ne faut-il pas envisager aux côtés des droits individuels un ensemble de devoirs sociaux qui viennent atténuer les inégalités existantes ? Les devoirs sont théoriquement parties prenantes des droits individuels ; l’égalité et la liberté politiques suffisent dans cette perspective à l’établissement d’un ordre social juste. Les réformateurs sociaux de ces premières années de la décennie 1830 remettent en cause cet « artificialisme reconstructeur » de la révolution de 1789 147  ; ils montrent la nécessité de développer de nouvelles institutions sociales afin de favoriser l’égalisation des conditions économiques et sociales. Parmi celles-ci figure l'association. A ce titre, comme le souligne S. L. Kaplan, l'idée d'association avant le XIXe siècle, sous sa forme corporative est ‘« inséparable de la construction de l'Etat’ ‘, de l'organisation de la société aussi bien que du développement économique »’ ; elle relève à la fois de valeurs religieuse, politique et économique et permet la coordination économique et politique des intérêts particuliers à l'intérêt du « souverain ». La suppression du droit d'association par les lois d'Allarde et Le Chapelier conduit de fait à une société ‘« dé-chaînée » car « les liens corporatifs attachant les sujets / citoyens à leur principe étaient rompus, il ne restait plus que l'intérêt individuel’ ‘ et l'intérêt général’ ‘ incarné par l'Etat »’ 148 . L'anticorporatisme révolutionnaire explique en grande partie les difficultés et les répressions auxquelles les groupements volontaires allaient être confrontés durant le XIXe siècle de la part des pouvoirs publics. Aussi, l'interdiction de l'association, donc le refus de la présence de corps intermédiaires, laisse poser le problème des rapports entre sphères privée et publique ; quelle alternative en effet développer face au ‘« vide de sociabilité et [au] déficit de régulation engendrés par la mise hors la loi des corporations, comme de toues les autres formes de corps intermédiaires [?] »’ 149

Les débats autour de la question sociale trouvent donc d’abord leur cause première dans la rupture opérée par les révolutionnaires avec l’ordre social hiérarchique de l’Ancien Régime. L’introduction de la liberté individuelle reste pour les réformistes une condition nécessaire mais non suffisante car elle ne peut à elle seule garantir l’égalité individuelle ; il faut ainsi penser comment organiser cette liberté sans pour autant la contraindre.

Les nouveaux droits ont créé sur le plan économique les conditions d’une organisation économique concurrentielle. Les différents réformateurs critiquent d’abord ces fondements de l’économie politique classique anglaise car ils tendent à conduire les personnes à ne poursuivre que leur propre intérêt individuel 150 . La concurrence que se livrent les capitalistes et les travailleurs constitue la principale cause du paupérisme dans ce début du XIXe siècle. Le principe d’association va alors être un des moyens important que vont proposer les réformateurs sociaux pour résoudre la question sociale.

Cependant, cette idée de l’association n’est pas qu’une solution à un problème économique mais aussi aux difficultés d’ordre moral et politique auxquelles est confrontée la société de ce début des années 1830. Pour le saint-simonien P. Enfantin, le principe organisateur d’association vise ‘« la satisfaction la plus complète des besoins physiques, moraux et intellectuels »’ 151 alors qu’il assure « richesse, bonheur et harmonie » 152 pour le fouriériste V. Considérant.

La question sociale, parce qu’elle pose d’emblée le problème de l’articulation entre l’économie et la politique, comment en effet assurer l’égalité politique s’il existe une inégalité économique, donne lieu aux développements des premières pensées du social, prémices de la sociologie et sur lesquelles se constitue la tradition de l’économie sociale 153 . D’abord critiques à l’encontre des systèmes philosophiques du XVIIIe siècle au sein desquels la liberté représente l’unique moyen d’organisation économique et politique de la société, les doctrines sociales de cette première moitié du XIXe siècle protestent aussi contre les effets de l’industrialisation et de la concurrence. La liberté économique a en effet permis d’augmenter le niveau des richesses mais en développant parallèlement une nouvelle pauvreté que la société d’Ancien Régime ignorait. L’industrialisation a entraîné des changements dans les modes d’organisation du travail et dans les rapports sociaux qui ont ôté aux travailleurs toute protection ; les économistes libéraux partagent d’ailleurs ce point de vue en imputant à la libéralisation du travail et du capital la cause première du paupérisme 154 . Par ailleurs, les inégalités économiques que provoque la concurrence ne sont pas transitoires mais permanentes en même temps que se développe l’idée selon laquelle elles ne proviennent pas de choix individuels mais du fonctionnement normal de la société. Les économistes libéraux, bien que reconnaissant que la misère touche directement les ouvriers car ils ne disposent pour revenu que leur seul travail, continuent à faire de l’imprévoyance des travailleurs, donc de la conduite individuelle, le principal facteur constitutif de leur sort personnel 155 . Néanmoins, la solution à la question sociale se trouve pour un nombre important de penseurs contemporains de cette période non pas dans les seules initiatives individuelles mais aussi dans une réflexion portant sur l’organisation d’ensemble de la société.

Cette évolution des conditions socio-économiques, que nous abordons brièvement dans une première partie (1), entraîne le développement de projets de réformes économiques et sociaux montrant que l’égalisation des conditions économiques et politiques présuppose une réorganisation sociale. Estimant insuffisants les principes développés par les économistes classiques, les réformes sociales qui émergent visent à donner de nouvelles bases à l’organisation économique et politique, remettant en cause de fait la propriété individuelle et l’institution familiale sur lesquelles repose l’ordre social libéral de cette première moitié du XIXe siècle. Nous présentons dans une seconde partie le cadre général dans lequel ces réformes prirent place distinguant d’une part, les premières doctrines sociales des courants saint-simonien, fouriériste, du catholicisme social et du libéralisme social, et d’autre part, la réaction des penseurs libéraux et des gouvernants à partir des années 1840 à laquelle donna lieu cette pensée réformiste (2).

Notes
140.

P. Régnier distingue trois périodes dans la pensée saint-simonienne, une première physiciste, une seconde positiviste et une troisième débutant en 1820 marquée par l’influence du romantisme sur les idées de Saint-Simon. Dans cette dernière, le sentiment tend peu à peu à se substituer à la raison et fonde une nouvelle morale conciliatrice des intérêts bourgeois et ouvriers. Cette synthèse entre le libéralisme révolutionnaire et l’ultracisme du christianisme doit ainsi faciliter l’amélioration du sort de la nouvelle population ouvrière en croissance constante et affectée par les inégalités économiques et sociales, P. Régnier [1982-83, pp. 15-100].

141.

Les saint-simoniens inscrivent l’épigraphe suivant : « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » sur Le Globe, journal de la Doctrine de SAINT-SIMON (27 décembre 1830) ; il est aussi repris sur le premier numéro de la seconde année (28 août 1831) de L’Organisateur, journal de la Doctrine Saint-Simonienne ; voir H. Fournel [1833].

142.

Voir J.-B. Duroselle [1951].

143.

On pense notamment ici à A. de Tocqueville (voir 1ère partie, chap. 5).

144.

P. Larousse [1990 (1866-76)].

145.

P.-J. Proudhon [1849 (1840), p. 148].

146.

Sur ce thème voir notamment M. Gauchet [1989] et L. Ferry et A. Renaut [1992 (1985)].

147.

M. Gauchet [Op. cit., p. XXII].

148.

S. L. Kaplan [2001, pp. XII-XVI].

149.

P. Rosanvallon [1989, p. 191].

150.

Il faut distinguer les réformateurs sociaux attribuant aux conditions économiques la cause de cette prédominance de l’intérêt personnel et les réformateurs sociaux faisant de la « nature humaine » le facteur explicatif essentiel de l’égoïsme individuel.

151.

P. Enfantin [1826d, p. 74].

152.

V. Considérant [1834a, p. 47].

153.

Voir C. Gide [1905].

154.

Voir A.-E. Cherbuliez[1873 (1853a), pp. 333-339].

155.

Voir A.-E. Cherbuliez [1873 (1853b), pp. 163-177].