1) Quelques repères économiques, politiques et sociaux de la société française de la première moitié du XIXe siècle 

1.1) Un changement progressif des structures productives

La société française en ce début de XIXe siècle est encore marquée par l’importance de la population rurale, de l’ordre de 75 % de l’ensemble de la population au milieu du siècle et de 56 % au début des années 1910. Il n’y a donc pas eu de développement soudain des villes mais davantage une croissance lente de la population urbaine alimentée par un flux constant des migrations de la campagne. Ainsi, le travail rural est largement majoritaire dans cette première moitié du XIXe siècle 156 .

Néanmoins, l’industrialisation, bien que progressive et prenant un caractère prononcé à partir des années 1830-1840, affecte autant les populations urbaine que rurale. Elle entraîne d’abord une transformation à la fois des structures productives et des modes d’organisation du travail, mais perpétue en partie les procédés de production du XVIIIe siècle. P. Verley distingue quatre types d’organisations de la production dont trois constituent des modes de production hérités du siècle passé 157 . Le premier est le type classique de l’unité de production concentrée, au sein de laquelle l’organisation du travail est centralisée et hiérarchisée et où le travailleur n’a pas la propriété des instruments de production. Le second type comprend l’artisanat rural et urbain indépendant, individuel ou collectif, organisé dans ce dernier cas partiellement sur les règles de la corporation d’Ancien Régime, où la production est effectuée à la fois par le maître-artisan, les ouvriers journaliers et les apprentis ; l’artisan est propriétaire des instruments de production. Le troisième type est la petite entreprise rurale, employant une main d’œuvre disposant déjà d’une activité agricole et utilisant des techniques de production anciennes. Enfin, le quatrième type correspond à la proto-industrie marquant la croissance de l’industrie rurale sous la forme du travail domestique (Putting-out system), défini comme une activité de production sous-traitée par un marchand-manufacturier fournissant les matières premières et le capital nécessaire à la rémunération du travail et effectuée à domicile par un artisan aidé généralement par les membres de sa famille 158 .

La production artisanale basée essentiellement sur une utilisation intensive du travail et des compétences individuelles, à faible capital, et effectuée dans des petites unités de production, le plus souvent domestiques, domine largement la production industrielle, mais celle-ci croit à un rythme plus élevé 159 . La France à l’inverse du cas anglais maintient pendant une bonne partie du XIXe siècle ses anciennes structures de production en ne procédant que progressivement aux changements qu’implique l’industrialisation ; ce que l’on comprend aujourd’hui comme grande industrie ne devient une réalité qu’à partir des années 1870-1880 160 .

Pour autant, la faible croissance de l’activité industrielle d’une part, et, l’importance du secteur agricole et de la population rurale d’autre part, ne doivent pas laisser croire que la société française ne connaît pas une situation de pauvreté analogue à l’Angleterre qui marqua tant les réformateurs sociaux français des années 1830-1840. En effet, la population active et la productivité du travail augmentent fortement à partir des années 1830 alors que parallèlement les salaires réels baissent des années 1820 jusqu’au Second Empire (1851) ; les nouveaux modes d’organisation du travail et le démantèlement des droits collectifs hérités de l’Ancien Régime conduisent à la dégradation des conditions de vie de la population au travail rural et urbain, et, contraignent dans le même temps certaines catégories de la population comme les femmes et les enfants à travailler dans des activités faiblement rémunérées 161 . Le paupérisme, bien que marquant avant la révolution de Juillet 1830, et à partir duquel Saint-Simon et C. Fourier développèrent leurs premières pensées réformistes, prend une proportion encore plus importante dans les années 1830 et 1840. Une série d’enquêtes commandées notamment par l’Académie des Sciences Morales et Politiques révèlent aux gouvernants et notables la misère d’une partie de la population au travail, trouvant sa cause première dans les changements opérés sur l’organisation du travail et qui se caractérisent par le paradoxe de placer ‘« en situation de quasi-exclusion ceux-là mêmes qui se trouvent au foyer de la dynamique de la modernisation »’ 162 .

La société française enfin connaît du début du XIXe siècle jusque dans les années 1860 des petites crises périodiques détériorant davantage les conditions de vie des populations pauvres, mêlant crises d’Ancien Régime avec une sous-production des denrées agricoles et une hausse de leurs prix, et, crises industrielles caractérisées par une surproduction ou une sous-consommation des produits manufacturés et une baisse de leurs prix. Ces crises causant la hausse des prix des biens de consommation de première nécessité sont d’autant plus ressenties durement par la population principalement ouvrière que l’alimentation compte pour 80 % dans son budget total 163 .

Notes
156.

En 1851, note A. Dewerpe, sur 1000 personnes actives, 568 travaillent dans l’agriculture, 21 sont domestiques, 111 occupent des professions libérales, 58 sont employées dans la grande industrie et 218 dans la petite industrie, A. Dewerpe [1989, p. 10].

157.

Voir P. Verley [1997 ; 1995 (1989)].

158.

Voir F.F. Mendels [1972, pp. 241-261], et, P. Deyon et F. F. Mendels [1981, pp. 11-16]. Les historiens ont remis en cause en partie l’origine rurale de la proto-industrialisation montrant qu’au sein même des villes des activités de production basées sur le travail domestique se développaient, voir C. Ferraton [1998, pp. 24-28.] sur les limites du modèle de la proto-industrie.

159.

Le produit total de l’artisanat dépasse de 270 % le produit industriel dans les années 1835-1844 et encore de 160 % dans les années 1855-1864, P. Verley [Op. cit., p. 19]. A. Dewerpe estime que la production artisanale occupe 70-75 % de la population au travail et représente 60 % de la valeur de la production industrielle en 1850, A. Dewerpe [Op. cit., p. 24].

160.

Ce qui amène P. Verley à la conclusion suivante : « une main d’œuvre sous-employée a été retenue dans les campagnes par une activité associant agriculture et industrie tant que l’industrie moderne et les services n’ont pas été capables de créer suffisamment d’emplois pour les occuper, alors qu’en Angleterre, la modernisation rapide de l’agriculture et de l’industrie a été payée pendant une génération par une masse de travailleurs déracinés et inoccupés faute d’une création assez rapide d’emplois dans l’industrie moderne », P. Verley [Op. cit., p. 25].

161.
Les problèmes sociaux affectent autant les villes que les campagnes. La modernisation technique et productive (fin des droits collectifs, rationalisation des sols, etc.) modifie considérablement les rapports et les habitudes sociales. La population rurale se voit ainsi confrontée à une crise de surpeuplement et un manque de terres faisant que « la majorité des ruraux ne peuvent vivre à temps plein sur leur propre bien et doivent se faire embaucher ailleurs ou vivre de travaux et de revenus complémentaires », F. Démier et J.-F. Mayaud [1997, p. 14].
162.

R. Castel [1995, p. 231].

163.

Les principales crises des années 1828-1832, 1839-1840 et 1847 se traduisent ainsi par une augmentation du prix du pain, A. Dewerpe [Op. cit., pp. 53-56].