Si les termes d’« ouvrier » et d’« industrie » sont fréquemment employés durant le XIXe siècle, leurs significations divergent de leurs acceptions contemporaines. L’industrie englobe les productions manufacturière, commerciale et agricole, et, concerne donc autant les travailleurs regroupés dans les manufactures que les ouvriers agricoles et les ouvriers artisanaux 179 . Elle relève d’abord et avant tout du travail des métiers, de la petite production artisanale et / ou domestique à faible intensité en capital, misant sur le savoir-faire et les compétences individuelles. Au tournant des années 1830, sa signification peut être extrêmement étendue ; en témoigne la définition qu’en donne V. Considérant comme « la réunion de toutes les branches de l’activité productive de l’homme : elle comprend les travaux agricoles, domestiques, manufacturiers, commerciaux, l’éducation, les sciences et les beaux-arts » 180 . Le développement industriel a ainsi partie liée avec la question ouvrière que de nombreux réformateurs sociaux assimilent à la question sociale. Le sens courant du mot « ouvrier » apparaît dès le XIIe siècle (1155) comme la « personne louant ses services moyennant un salaire et effectuant un travail manuel » 181 . Au XIXe siècle, cette première signification reste sensiblement la même ; il est la « personne qui gagne sa vie à travailler de ses mains » 182 . Cependant, la population ouvrière au XIXe siècle, au moins jusqu’aux années 1890, se caractérise par une forte hétérogénéité. La situation de l’ouvrier est en fait proche de l’artisan ou du « compagnon d’Ancien Régime » relativement éloignée de l’acception moderne du « prolétaire » 183 . Il s’avère en outre difficile d’opérer une distinction tranchée entre le travailleur salarié, et l’entrepreneur ou encore le capitaliste, propriétaire des moyens de production. Beaucoup d’ouvriers possèdent en effet ‘« leurs outils, qui sont », pour l’économiste libéral J. Garnier’ ‘, « un véritable capital ; d’autres […] fournissent une partie de la matière première, et sont sous ce rapport, capitalistes et entrepreneurs »’ 184 . Leur rémunération n’est donc pas constituée que du seul salaire mais aussi d’une partie des profits et intérêts perçus en tant que propriétaires des moyens de production. De plus, la pluriactivité et la polyvalence des travailleurs multiplient les configurations possibles d’organisation du travail : l’ouvrier des campagnes pourra exercer à la fois un travail artisanal à domicile et une activité agricole sur les terres dont il est le propriétaire ; de même, le travail de la manufacture pourra venir en complément pour l’ouvrier de son travail d’agriculteur saisonnier ; etc. 185 On touche sur ce dernier point une des caractéristiques majeures de la société française du XIXe siècle marquée par le maintien d’une importante population de petits paysans propriétaires empêchant un développement urbain industriel plus conséquent à l’instar de la Grande-Bretagne.
Ce souci pour l’ouvrier de conserver une autonomie propre, soit à travers la pluriactivité et la polyvalence, soit par la recherche de la propriété privée (foncière ou du capital) rend de fait problématique la délimitation d’une frontière entre entrepreneur et ouvrier. L’entrepreneur dans le cadre du travail à domicile est encore souvent un commerçant qui délègue une partie de la production à des travailleurs sans intervenir dans l’organisation du travail en achetant simplement les produits finis ; l’entrepreneur peut aussi être un « maître ouvrier » dans le secteur artisanal employant transitoirement pour satisfaire les commandes qui lui sont adressées d’autres ouvriers artisans ou non 186 . Deux phénomènes spécifiques au XIXe siècle contribuent donc à donner une image complexe de la population ouvrière. L’ouvrier premièrement, peut être un ouvrier de campagne, alternant travaux à domicile et agricole, mais pouvant aussi n’exercer qu’une activité agricole en tant que ‘« laboureurs, garçons de fermes ’ ‘’ ‘ou en tant qu’’ ‘’ ‘ individus occupés à la culture »’ 187 ; un ouvrier de métier de l’artisanat ; un ouvrier de l’industrie manufacturière ou minière ; un employé public ou encore un domestique 188 . Enfin, deuxièmement, il n’existe pas de distinction nette entre l’ouvrier et l’entrepreneur ; l’ouvrier peut devenir entrepreneur ou bien exercer les deux types d’activités simultanément.
La figure moderne du « prolétaire » n’émerge qu’après 1890 avec d’une part, un resserrement de la définition de l’ouvrier désignant alors le travailleur employé dans les usines spécialisant, hiérarchisant et rationalisant le travail, et d’autre part, la constitution d’une identité ouvrière commune au travers des mobilisations collectives (grèves, syndicats, etc.) qui prennent une grande importance entre 1890 et 1910 189 . Si le développement du prolétariat urbain s’affirme réellement après 1900, il ne faut pas en exagérer l’ampleur ; le salariat a en effet du mal à véritablement s’implanter comme mode dominant d’organisation du travail 190 ; l’ouvrier allie ainsi souvent les activités relevant à la fois du salariat et de l’entrepreneuriat. Les ouvriers en ce début de XXe siècle n’ont pas encore abandonné totalement leurs autonomies.
Dans le Dictionnaire de la langue française d’E. Littré, elle désigne le « nom sous lequel on comprend toutes les opérations qui concourent à la production des richesses : l’industrie agricole, l’industrie commerciale et l’industrie manufacturière » (1876, p. 80). La Grande Encyclopédie de Pierre Larousse définit l’industrie dans son sens le plus général par les trois fonctions spécifiques à l’économie sociale de la production, de la transformation et de l’échange en ce que « les transports et les opérations commerciales constituent, en effet, un genre d’industrie tout aussi bien que la production des matières premières et leur appropriation aux usages de la vie », P. LarousseOp. cit., p. 670.
V. Considérant [1846 (1841), p. 16].
Trésor de la Langue Française1986, pp. 737-739.
P. Larousse, Op. cit., p. 1594.
G. Noiriel1986, p. 37.
J. Garnier1873 (1853), p. 302.
G. Noiriel souligne ainsi que jusqu’au début de la IIIème République pour « les classes populaires, le travail industriel (est) vu surtout comme une modalité du travail rural », G. NoirielOp. cit., p. 49.
A. DewerpeOp. cit., pp. 79-80.
P. LarousseOp. cit., p. 1595.
J. Garnier inclut dans la population ouvrière « les employés de toutes espèces dans toutes les industries » comprenant entre autres « les commis, les teneurs de livres …les garçons de bureau etc. » , J. GarnierOp. cit., p. 303.
G. NoirielOp. cit., p. 83.
A. Dewerpe estime que le salariat représente 59,6 % de la population active en 1876 et 63,3 % en 1901, A. DewerpeOp. cit., p. 97.