2) La prise de conscience d’une nouvelle pauvreté

2.1) Le développement mutuel d’idées sociales réformistes et de pratiques sociales revendicatives

Les inégalités économiques constituent bien avant la révolution de Juillet 1830 un problème sur lequel nombre d’auteurs se sont penchés. C. Fourier et Saint-Simon ont déjà décrit les conséquences négatives de la libéralisation des structures économiques de l’Ancien Régime ; S. Sismondi constitue le premier économiste à développer une pensée d’économie sociale en axant son analyse non pas sur la production des richesses économiques, mais sur la situation des classes appauvries par la nouvelle organisation concurrentielle de l’économie 191 . F. de Lamennais et surtout J.-M. de Gérando développent les prémices de la pensée sociale du catholicisme montrant que l’imprévoyance des pauvres ne saurait expliquer complètement l’existence d’inégalités et qu’il est nécessaire d’y adjoindre des causes afférentes à l’organisation sociale 192 .

Cependant, l’année 1830 apparaît rétrospectivement comme une année décisive pour au moins deux raisons. Premièrement, elle correspond à une prise de conscience généralisée de la question sociale au sein des courants sociaux réformateurs, mais reste toutefois encore étrangère aux notables, gouvernants et penseurs libéraux. Deuxièmement, certaines catégories de travailleurs manifestent un intérêt croissant pour les idées réformistes, saint-simonienne surtout, et, développent parallèlement de nouvelles initiatives collectives répondant à leurs besoins matériels les plus urgents, mais exprimant aussi leurs revendications politiques au niveau de l’organisation du travail notamment 193 . L’idée d’association devient courante dans le milieu ouvrier en 1831 ; elle permet à partir de 1833 d’unir les revendications ouvrières et républicaines. Elle désigne à cette période trois pratiques différentes 194 . Elle est d’abord la corporation ouvrière mais dénuée des éléments hiérarchiques de la corporation d’Ancien Régime avec une organisation solidaire fondée sur des choix volontaires et libres. L’association est aussi la coopérative des producteurs qui vient en aide aux ouvriers en temps de grèves ; cette forme d’association reste transitoire. Enfin, troisièmement, elle devient à partir de 1833 non plus que l’association d’une profession ou d’un métier mais de tous les métiers permettant de développer des relations de solidarité fraternelle entre les différentes catégories de travailleurs. L’émancipation des travailleurs en est le résultat escompté dans la mesure où premièrement, chaque associé devient propriétaire du capital, et deuxièmement, la convergence des intérêts entre associés met fin à l’isolement de l’organisation concurrentielle de l’économie ; les ouvriers trouvèrent ici sans nul doute dans les réformes sociales une partie de leur source d’inspiration.

Cependant, l’associationnisme qui débute en ce début des années 1830 n’est pas exclusif à la population ouvrière urbaine touchée par l’industrialisation et encore peu nombreuse à cette période, mais concerne aussi le monde rural exprimant par ce moyen leurs craintes de la modernisation 195 . L’idée d’association inspire autant l’ouvrier urbain que ‘« le paysan, l’artisan du village, le journaliste ou le poète voir le notable de progrès »’ 196 . En outre, la population urbaine au travail se compose aussi de petits patrons, d’artisans et d’ouvriers de métiers et pas simplement d’ouvriers industriels.

La décennie 1830-1840 voit ainsi le développement d’une pensée sociale réformiste, non pas « utopique » mais directement ancrée dans la réalité 197 , dont la fin première est d’apporter aux catégories de la population, disposant d’un travail mais restant dans une situation économique et sociale inégalitaire, des solutions concrètes aux problèmes provoqués par la libéralisation de la société. Les doctrines sociales qui se développent alors se distinguent suivant qu’elles s’appuient ou non sur les deux composantes de l’ordre social libéral, à savoir la propriété individuelle et l’institution familiale 198 . Globalement, les auteurs proches du catholicisme social et du libéralisme social visent non pas à bouleverser l’organisation économique et politique existante mais à instituer un ensemble d’obligations morales entre les membres de la société afin de subvenir aux besoins de la population affectée par la pauvreté 199 . Il s’agit non de développer une bienfaisance publique, un droit, qui par sa régularité encourage l’imprévoyance, mais une charité privée, spontanée et libre, par définition aléatoire, qui facilite une plus grande responsabilité individuelle. De telles pratiques n’ont donc pas un objectif d’émancipation individuelle, mais de maintien de rapports de dépendance, inégalitaires, entre les propriétaires et les non propriétaires afin de garantir les liens sociaux et moraux entre les différentes catégories sociales de la population. A l’inverse, les auteurs proches ou appartenant au saint-simonisme et au fouriérisme remettent en cause d’emblée les composantes de l’ordre social libéral. Nombreux en effet sont les réformateurs qui voient dans l’idée d’association un moyen pour les non-propriétaires d’accéder aux droits qui leur sont encore refusés dans la société de ce début des années 1830.

Notes
191.

C. Gide et C. Rist [2000 (1944), p. 198-212].

192.

Voir J.-B. Duroselle [Op. cit., pp. 5-24.].

193.

Trois journaux ouvriers voient le jour au cours de la même année : L’Artisan, journal de la classe ouvrière (22 septembre 1830), Le Journal des ouvriers (19 septembre 1830), et, Le Peuple, journal général des ouvriers, rédigé par eux-mêmes (30 septembre 1830). L’Artisan invite les ouvriers à devenir propriétaires associés (17 octobre 1830) ; l’association est pensée comme un moyen susceptible de garantir aux travailleurs l’intégralité du produit de leur travail mettant fin à l’exploitation que provoque la propriété privée du capital, voir W.H. Sewell, [1983 (1980), pp. 265-295].

194.

W. H. Sewell [Ibid., pp. 265-295].

195.

Les problèmes sociaux affectent autant les villes que les campagnes. La modernisation technique et productive (fin des droits collectifs, rationalisation des sols, etc.) modifie considérablement les rapports et les habitudes sociales. La population rurale se voit ainsi confrontée à une crise de surpeuplement et un manque de terres faisant que « la majorité des ruraux ne peuvent vivre à temps plein sur leur propre bien et doivent se faire embaucher ailleurs ou vivre de travaux et de revenus complémentaires », F. Démier et J.-F. Mayaud [Op. cit., p. 14].

196.

F. Démier et J.-F. Mayaud [Ibid., p. 16].

197.

Voir notamment M. Riot-Sarcey [Op. cit.].

198.

La famille constitue un élément fondamental de l’organisation sociale de cette première moitié du XIXe siècle en délimitant l’espace privé de chacun, elle « acquiert le statut de groupe hiérarchisé dont chaque membre accepte volontairement la tutelle paternelle » (M. Riot-Sarcey [Op. cit., p. 54]) ; l’exercice de la liberté politique

est réservée aux seuls propriétaires qui ne constituent qu’une partie minoritaire de la population de cette période et qui s’apparente en fait à un véritable privilège. Les non-propriétaires autant que les femmes sont de fait exclus de l’accès aux droits politiques, M. Riot-Sarcey, [Ibid, p. 59].

199.

Voir notamment R. Castel [Op. cit., pp. 213-267], J.-B. Duroselle [Op. cit., pp. 5-24] et F. Ewald [Op. cit., pp. 49-140].