Les classes dirigeantes ne vont vraiment se préoccuper de la question sociale qu’au tournant des années 1840 notamment avec la multiplication des enquêtes sur les catégories sociales défavorisées 200 . Cet intérêt croissant des gouvernants est aussi l’occasion pour les économistes libéraux de développer leur point de vue sur la situation sociale de la société française en particulier dans le Journal des Economistes 201 . Il donne lieu par ailleurs à une vive critique des réformes sociales proposées pour atténuer les inégalités économiques et sociales ; l’ouvrage de Louis Reybaud, Etudes sur les réformateurs ou socialistes modernes, publié en 1840 202 , marquent à cet égard le début d’une opposition affirmée des classes dirigeantes et des économistes libéraux à l’encontre des principes réformistes, développés principalement par les courants dits « socialistes ». Les solutions libérales, au sein desquelles certaines ressortent par leur originalité 203 , supposent globalement que les inégalités existantes ne sont pas les effets de la concurrence mais au contraire les conséquences des entraves posées à la liberté économique ; une application complète et entière de la concurrence suffit dans cette perspective à endiguer les inégalités économiques et sociales existantes. Une réorganisation sociale ne ferait qu’empirer la situation en donnant aux classes pauvres l’assurance que la société leur doit assistance ; il faut davantage miser sur la responsabilité individuelle de l’ouvrier pour sortir la société du paupérisme 204 . La liberté économique, apparentée ici à la concurrence, constitue à la fois ‘« un mobile du progrès » et un « stimulant nécessaire » et se définit comme la « compétition générale des hommes, qui tendent partout, et dans quelque voie qu’ils se dirigent, à obtenir, à l’envi les uns des autres, des avantages qui ne sont pas également et surabondamment donnés à tous »’ 205 .
Parallèlement, les gouvernants continuent à maintenir une politique moralisatrice et libérale visant à favoriser au sein des classes pauvres le développement de la prévoyance et de l’épargne. En somme, l’indigence n’est pas le résultat de l’organisation économique, constitutive d’une mauvaise répartition des capitaux ou encore du niveau des salaires, mais des conduites immorales dont les pauvres se rendent responsables ; il tient alors aux pratiques philanthropiques de chercher à améliorer les mœurs des catégories sociales défavorisées afin de retrouver des conditions sociales moins inégalitaires.
Aussi, la bienfaisance publique reste encore relativement faible et le plus souvent mêlée aux activités philanthropiques privées 206 . Pourtant, au-delà de la responsabilité individuelle à laquelle on impute généralement les situations d’indigence, l’idée se fait jour que la pauvreté peut provenir de la liberté économique. La libre concurrence et la propriété individuelle favorisent en effet les conduites d’imprévoyance des travailleurs pauvres. On pense ainsi à de nouvelles tutelles sociales créant certaines obligations sociales des catégories possédantes à l’égard des catégories non possédantes 207 . Par ce biais, une inégalité dans la responsabilité est introduite suivant la position sociale dans laquelle se trouve la personne concernée. De fait, la liberté reste réservée à une partie minoritaire de la population disposant des ressources économiques (propriété, capitaux, etc.) nécessaires à l’acquisition des droits politiques 208 . La séparation entre sphère privée, incluant les activités productives, et, sphère publique, monopole des classes propriétaires, qui prévaut alors, ne permet pas de donner aux travailleurs les conditions minimales de leur émancipation individuelle sur laquelle pourtant la Révolution française a fondé son discours.
L’idée d’association, qui prend une place croissante autant dans les pratiques sociales, dès 1831 et surtout à partir des années 1840, que dans les doctrines sociales, dont l’audience auprès de la population est facilitée par la « propagande » à laquelle se livrent les écoles réformistes 209 , suscite l’inquiétude des classes gouvernantes qui tentent alors d’évaluer au travers d’enquêtes la portée de la question sociale. Bien qu’une nuance puisse être apportée quant à l’importance réelle de l’associationnisme, restant le plus souvent circonscrit aux zones urbaines encore de faible taille à cette date 210 , il existe bien néanmoins à cette période, tant dans les campagnes que dans les villes, un ensemble hétérogène de revendications sociales et politiques qui expriment le rejet d’une certaine forme de libéralisme pratiquée par le gouvernement 211 . Ce rejet peut prendre la forme de l’association, qui au cours des années 1840 212 et durant la révolution de 1848, devient une pratique dominante 213 . Elle pose d’emblée le problème de l’organisation du travail ; comment garantir à chaque personne à la fois le droit au travail et la propriété individuelle du produit de son travail ? Les travailleurs trouvent dans l’association de production une réponse possible ; elle permet de distribuer un travail à chacun et de s’assurer que le résultat de la production individuelle soit bien restitué au travailleur l’ayant réalisée 214 ; le travail devient à la fois un droit de propriété à part entière et une activité constitutive de l’organisation sociale et politique concrétisant les principes de la Révolution française 215 .
L’élan associationniste s’estompe après 1848 216 ; le principe du « droit au travail » inscrit dans la politique des « Ateliers nationaux » est abandonné ; le coup d’Etat de décembre 1851 marque ainsi un coup d’arrêt des pratiques associatives 217 .
Une interprétation courante veut que l’associationnisme des années 1830-1848 ait été inspiré des idées dites « socialistes » ; l’« utopie sociale » devient alors une « utopie pratiquée » ; nous abordons en partie pour notre part les écoles saint-simonienne, buchézienne et fouriériste ; la première importante au tournant de 1830 perd ensuite de son influence bien que ses idées soient reprises par plusieurs courants réformateurs ; la seconde joue un rôle continu sur l’ensemble de la période ; enfin, la troisième, prend de l’ampleur surtout après le déclin des saint-simoniens à partir de 1834.
Mais cette lecture historique est critiquable pour au moins deux points. Premièrement, les pratiques associatives ont une double origine à la fois doctrinale et populaire 218 . Deuxièmement, cette vision dichotomique entre l’histoire sociale des pratiques et l’histoire politique des idées est aujourd’hui contestée ; les doctrines sociales se sont aussi inspirées des pratiques ; il n’y a pas ainsi de causalité clairement établie. La critique par extension porte sur la notion même d’utopie dans le sens où les évènements sociaux sont décrits non avec les usages et les opinions du monde social mais avec les catégories abstraites des différents porte-parole et observateurs politiques, donnant toujours des pratiques sociales une interprétation qui puisse s’adapter à une histoire politique linéaire 219 . Qualifier les réformes sociales d’utopiques permit aux représentants politiques d’évacuer les revendications sociales et politiques déstabilisatrices pour l’ordre social existant dont étaient porteuses les pratiques associatives ; ‘« l’utopie […] fut façonnée, dessinée, reconstruite, et, pour tout dire, inventée dans les années 1840 »’ 220 . Pourtant, les projets de réformes sociales avaient un côté pratique certain, mais étant ‘« irréalisables dans le cadre des systèmes de penser dominants »’ 221 , on les considéra comme utopiques.
Les réponses apportées par les doctrines sociales à la question sociale peuvent ainsi se classer sous trois registres différents mais non exclusifs. Premièrement, certaines apportent une réponse économique. Pour le « socialisme associationniste » 222 par exemple, le paupérisme sera vaincu si les travailleurs au moyen du « principe d’association » s’approprient les moyens de production et se répartissent équitablement les richesses créées ; le système politique dans cette perspective est subordonné à l’organisation économique. D’autres doctrines sociales, deuxièmement, font de la résolution du problème social une question morale ; les inégalités économiques ne sont pas imputables à l’organisation économique ou politique mais aux conduites individuelles immorales qui ne cesseront qu’en encourageant les comportements de prévoyance et d’épargne individuelles. Enfin, le troisième type de réponse, encore peu développée à cette période, repose sur une réorganisation politique ; elle peut passer notamment par une intervention importante de l’Etat en matière sociale. Les doctrines sociales que nous abordons ici apportent des solutions pouvant mêler les registres économique, moral et politique.
Louis Villermé, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, publie en 1840, une enquête menée depuis 1835 dans les quartiers de Lille sur les conditions physiques et morales des classes ouvrières (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, membre de l’Institut, 2 vol, 1840). A cette date, les études sont encore rares, mais elles vont se multiplier ensuite sous l’impulsion des commandes des Instituts (Académie des Sciences Morales et Politiques, etc. ) visant à déterminer les causes du paupérisme (voir C. Duprat [1996 -1997]). Cette enquête avec celle d’Etienne Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, sont primées au concours de 1840 de l’Académie des Sciences Morales et Politiques portant pour problématique : « En quoi consiste la misère, par quels signes elle se manifeste en divers pays, quels sont ses causes ? ».
Voir F. Démier [2000].
La publication de 1840 regroupe une série d’études parues dans La Revue des deux mondes entre 1836 et 1840. Ce livre est un succès. Il est récompensé du grand prix Montyon de l’Académie Française.
Voir la partie consacrée à la réaction des économistes libéraux (1ère partie, chap. 6).
La prévoyance des travailleurs d’une part, et, la bienveillance des classes possédantes à l’égard des classes pauvres d’autre part, doivent conduire à l’harmonie des intérêts et à la prospérité publique.
C. Coquelin1873 (1853)
Cependant, devant la progression de la pauvreté et l’inefficacité de la charité privée pourtant en augmentation dans ces premières années de 1840, le gouvernement tend à renforcer « l’activité des hôpitaux, des bureaux de bienfaisance, des ateliers de charité, des sociétés de prévoyance, des salles d’asiles, des caisses d’épargne, des sociétés ouvrières de secours mutuel à but philanthropique », M. Riot-Sarcey [Ibid., p. 200].
Cette prise de conscience de la question sociale allait ainsi conduire « d’une problématique de l’égalité des libertés à une problématique du déséquilibre des responsabilités, qui devait être sanctionnée par la loi du 22 mars 1841, réglementant le travail des enfants dans les manufactures. » (F. Ewald [Op. cit., p. 95]). On notera que l’enquête de L. Villermé, précédemment citée, influença la promulgation de cette dernière loi.
« L’universalité des droits restait une représentation abstraite, conquise par la classe au pouvoir, mais dont la concrétisation ne pouvait se concevoir hors des règles définies par les hommes libres. La réponse politique supposait intégrées les conditions d’accès à la liberté politique, à savoir la possession d’une propriété et la reconnaissance d’une famille », M. Riot-Sarcey [Op. cit., p. 219].
Les différentes écoles réformistes disposent toutes des journaux ou des revues qui ont pour but déclaré de diffuser leur doctrine sociale ; elles tiennent par ailleurs des conférences, organisent des réunions collectives, etc.
A. Gueslin estime par exemple que les membres de sociétés de secours mutuels, en développement croissant dans les années 1840 se substituant en partie aux caisses d’épargne, représentaient 5.7 % de la population parisienne en 1822 et simplement 8 % en 1846 ([Op. cit., pp. 160-170]). Les zones rurales restaient semble-t-il à l’écart des solidarités ouvrières et sur lesquelles d’ailleurs l’associationnisme de 1848 allait éprouver de grandes difficultés à s’implanter, H. Sewell [Op. cit., pp. 360-367].
L’iniquité de la concurrence et du droit de propriété individuelle, la servitude des ouvriers vis-à-vis de la bourgeoisie, la fixation des salaires, la pratique des tarifs dans les corporations, etc. sont des revendications qui reviennent couramment.
H. Sewell souligne notamment que « la répression de 1834 mit plus que jamais en valeur […] la nécessité de l’association et démontra que son avènement serait impossible hors du cadre républicain » [Op. cit., p. 295].
G. Delabre et J.-M. Gautier [1985].
L’association de production étendue à l’ensemble de la société dessine les traits d’un système économique composé d’associations démocratiques auxquelles il incombe d’organiser l’ensemble du travail de la Nation, voir H. Sewell [Op. cit. pp. 327-368].
H. Sewell [Ibid, p. 370-375]
Le gouvernement après les évènements de juin 1848 tenta de soutenir la production par association en versant trois millions de francs aux coopératives ouvrières nouvellement créées mais devant le peu de réussite, cette politique de soutien financier ne fut pas maintenue après 1848, G. Delabre et J.-M. Gautier [Op. cit., pp. 10-15].
G. Delabre et J.-M. Gautier [Op. cit., p. 15].
Voir G. Delabre et J.-M. Gautier [Op. cit.], H. Sewell [Op. cit., pp. 265-295] et M. Riot-Sarcey [Op. cit., pp. 200-225].
M. Riot-Sarcey souligne : « le passé se déroule dans un conflit permanent entre l’événement, le fait, leur intelligibilité et les interprétations dont ils font l’objet ; or, c’est toujours à partir des interprétations des représentants autorisés que s’écrit l’histoire politique », M. Riot-Sarcey [Op. cit., p. 27].
M. Riot-Sarcey [Ibid., p. 116].
M. Riot-Sarcey [Ibid., p. 134].
Voir 1ère partie, chap. 3, § 1.