CHAPITRE 2 : L’éCONOMIE POLITIQUE SAINT-SIMONIENNE DE PROSPER ENFANTIN 

Les saint-simoniens n’ont pas été les premiers à introduire le principe d’association dans leur doctrine sociale. En effet, Charles Fourier, dès 1808 dans la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales fait de l’association la solution aux inégalités économiques, sociales et politiques de la société française de ce début de XIXe siècle 223 . En 1821, Alexandre de Laborde publie De l’esprit d’association dans tous les intérêts de la communauté. Joseph Rey diffuse la doctrine de Robert Owen, importante dans la formation des premières associations de consommation, en France en septembre et octobre 1826 224 .

Il existe donc bien avant les années 1830 une pensée de l’association, mais elle prend un caractère spécifique dans les écrits saint-simoniens pour au moins deux raisons principales. En premier lieu, la doctrine saint-simonienne constitue la première réplique, collective et structurée, à l’économie politique classique 225 . La pensée économique saint-simonienne se développe réellement après la disparition de Saint-Simon en 1825 pour s’arrêter vers l’année 1832 226 . Assez hétérogène et disparate dans Le Producteur (1825-1826) 227 , la doctrine saint-simonienne s’affirme comme un concurrent sérieux aux idées économiques des classiques dans L’Exposition de la Doctrine Saint-Simonienne (1829-30) 228 , puis dans les articles de P. Enfantin parus dans Le Globe dans les années 1830 et 1831. Elle va jouer un grand rôle dans l’histoire économique française par l’influence exercée par d’anciens saint-simoniens au sein du gouvernement bonapartiste et sur l’organisation économique 229 . Le saint-simonisme constitue aussi la première source des idées socialistes qui se développent durant tout le XIXe siècle et contre lesquelles les économistes libéraux exercent leur critique. C. Gide et C. Rist notent trois points sur lesquels ces deux précédents courants théoriques s’opposent 230 . Premièrement, les saint-simoniens refusent de séparer l’économie politique de l’organisation sociale supposant ainsi que la production et la distribution des richesses économiques obéissent à des principes évolutifs. Deuxièmement, les saint-simoniens font de la satisfaction de l’intérêt des travailleurs, qu’ils contrastent avec l’intérêt des oisifs, leur objectif ultime à l’inverse des économistes libéraux qui identifient intérêt général et intérêt des consommateurs. Enfin, troisièmement, les saint-simoniens n’adhèrent pas au principe de l’harmonie spontanée des intérêts individuels recherchant à ‘« leur substituer une réaction consciente et raisonnée de la société »’ qu’ils trouvent non dans la science politique mais dans l’économie politique 231 .

Enfin, en second lieu, l’idée d’association développée par les saint-simoniens se pose d’emblée comme un principe antinomique à la concurrence, et par extension à l’organisation économique fondée sur la propriété individuelle privée des auteurs classiques. Le principe d’association fédère les critiques développées par les saint-simoniens à l’encontre du principe de concurrence d’une part, et, constitue l’alternative théorique qu’ils entendent lui substituer d’autre part. La concurrence, comme moyen de la liberté individuelle, permet d’élever la production des richesses économiques, mais ne suffit pas à garantir la stabilité sociale car elle conduit inévitablement à l’antagonisme des intérêts entre la classe oisive et la classe productive 232 . L’association, comme principe organisateur, combinée avec la concurrence, assure à l’inverse la résolution des conflits d’intérêts et l’obtention d’une société dans laquelle ‘« les produits seront partagés en raison de l’intelligence ou de la capacité productive de chacun des membres »’ 233 . L’antinomie première entre la concurrence et l’association, l’un apportant le désordre et le conflit, l’autre l’ordre et la pacification des rapports sociaux, est dépassée dans une société régie par l’« esprit d’association » dans la mesure où des deux effets de la concurrence, la lutte et l’émulation, seul le dernier subsiste 234 .

Ces premiers écrits de P. Enfantin sur l’association, facteur de paix et d’ordre social, constituent les hypothèses à partir desquelles les saint-simoniens ensuite, dans d’autres articles du Producteur mais surtout dans l’Exposition de la Doctrine Saint-Simonienne, « monument de transition entre l’âge philosophique et l’âge religieux du saint-simonisme »  235 , et dans Le Globe, vont développer et enrichir leur doctrine relative au principe d’association. Nous nous restreindrons aux publications de P. Enfantin, spécialiste au sein de l’école saint-simonienne des questions d’économie politique, publiées dans Le Producteur et Le Globe et au premier volume de l’Exposition de la Doctrine Saint-Simonienne.

Il paraît important néanmoins de considérer brièvement d’abord les principaux points de la doctrine économique de Saint-Simon, les saint-simoniens se positionnant comme les héritiers directs du maître, et de repérer s’il existe les prémices d’une pensée de l’association dont P. Enfantin se serait inspiré (1). Nous analyserons ensuite la doctrine économique saint-simonienne au travers des écrits de P. Enfantin (2).

Notes
223.

L’association est d’abord une petite communauté agricole de mille personnes environ effectuant une production collective au moyen des capitaux apportés par les différents associés et où le travail est réalisé par « émulation, amour-propre, autres véhicules compatibles avec celui de l’intérêt », C. Fourier [1966 (1808), p. 7]. La « concurrence sociétaire » doit ainsi pour C. Fourier se substituer à la libre concurrence de la « secte des économistes » afin que le nouvel ordre social ainsi créé « assure aux moindres des industrieux assez de bien-être pour qu’ils préfèrent constamment et passionnément leurs travaux à l’état d’inertie et de brigandage auquel ils aspirent aujourd’hui » [Ibid., p. 279]. Voir le chapitre suivant sur V. Considérant et aussi M. Laudet [2000].

224.

Voir H. Desroche [1976]. La doctrine oweniste fut exposée devant la « Société de la morale chrétienne » par Benjamin Laroche et Joseph-Philippe Rey (1779-1855) et fut discutée notamment par Benjamin Constant et François Guizot, J. Valette [1981, pp. 53-54].

225.

Sans oublier la critique individuelle développée par S. Sismondi, voir C. Gide et C. Rist [2000 (1944), pp. 198-212].

226.

Bien qu’une partie des saint-simoniens continuèrent à publier des écrits jusque sous la Seconde République  (voir S. Charléty [1931 (1896)] et H.-R. Allemagne [1930]), les principaux arguments théoriques relatifs à l’économie politique sont développés dans cette première période de formation et de maturation de l’école saint-simonienne entre 1825 et 1832.

227.

Les principaux saint-simoniens contribuant au Producteur sont O. Rodrigues, P. Enfantin, M. Chevalier, S.-A. Bazard, P.-J. Rouen, A. Blanqui, J. Allier et P. Buchez.

228.

L’Exposition de la Doctrine Saint-Simonienne constitue une série de conférences publiques qui débutent le 17 décembre 1828 et qui s’étalent sur deux ans ; le premier volume paraît en août 1830 alors que le second est publié en décembre de la même année. Le premier volume, le plus important pour l’étude de la doctrine économique saint-simonienne, est exposé par S.-A. Bazard, mais représente en fait un écrit collectif dans lequel P. Enfantin rédige l’introduction générale et amène plusieurs corrections à la première écriture d’H. Carnot, voir E. Halévy et C. Bouglé [1924, pp. 6-11].

229.

Michel Chevalier devient en 1860 conseiller économique de Napoléon III, les frères Isaac et Eugène Péreire créent sous le Second Empire le Crédit Mobilier (1852), banque d’affaires sous la forme d’une société anonyme, etc., voir S. Charléty [Op. cit., pp. 290-345]

230.

C. Gide et C. Rist [Op. cit., pp. 252-255].

231.

On rejoint sur ce point la définition du socialisme donnée par E. Durkheim [1992 (1928)] décrit comme l’ensemble des doctrines réclamant « le rattachement des fonctions commerciales et industrielles aux fonctions directrices et conscientes de la société » [Ibid., p. 48]. Il ne s’agit pas de subordonner l’économique au politique mais au contraire de rattacher à un même niveau l’économique et le politique.

232.

P. Enfantin [1826f, p. 389].

233.

P. Enfantin [Ibid., p. 399].

234.

P. Enfantin [Ibid., p. 408].

235.

E. Halévy et C. Bouglé [Op. cit., p. 11].