1.1) Une première doctrine sociale marquée par le libéralisme économique

Saint-Simon adopte d’abord une perspective politique. Il publie en collaboration avec A. Thierry en 1816 et 1817 les deux premiers tomes de L’industrie 243  dans lesquels ses premières velléités réformatrices restent proche du libéralisme politique, et, auxquelles souscrivent à cette époque Benjamin Constant et les économistes Charles Comte et Charles Dunoyer dans Le Censeur Européen 244 .

Selon E. Halévy 245 , son libéralisme économique s’affirme surtout à partir de 1817. Il propose en effet de subordonner la politique à l’économie afin de faire du travail le fondement de l’organisation sociale 246 . Reprenant les définitions données par J.-B. Say de la politique comme « science de l’organisation des sociétés » et de l’économie politique comme « science de la production, de la distribution et de la consommation des richesses » 247 , Saint-Simon fait de l’économie politique « le véritable et unique fondement de la politique » 248 . On retrouve dans cette conception économique de la politique le principe de l’identité des intérêts individuels à l’intérêt collectif de l’économie politique classique. Chaque personne recherche par la réalisation de son activité industrielle la satisfaction de son intérêt individuel, et, trouve d’autant plus de motivation dans sa tâche productive que celle-ci s’étend à l’intérêt général 249 . C’est pourquoi, les travailleurs doivent rester entièrement libres, ‘« n’être point gênés dans le travail de production […] n’être pas troublés dans la jouissance de ce qu’ils ont produit »’ 250 . Sous cette condition de liberté individuelle, l’industrie n’est plus alors ‘« qu’un seul et vaste corps dont tous les membres se répondent et sont pour ainsi dire solidaires […] ce n’est partout qu’un intérêt, qu’un besoin, qu’une vie »’ 251 . De fait, les rapports sociaux, bien que non contraints, deviennent uniquement régis par les composantes industrielles de la société ; les actions individuelles ne sont plus alors évaluées qu’à l’aune de leur utilité 252 .

Cependant, le libéralisme économique de Saint-Simon diverge sur au moins un point de celui des auteurs classiques 253 . Il montre en effet que les phénomènes économiques ne doivent pas être étudiés indépendamment de l’organisation politique et qu’il importe au contraire d’évaluer les conséquences politiques du développement économique. L’industrie commerciale et manufacturière occupant une place croissante au sein des sociétés européennes modernes, une liberté complète doit être laissée aux activités productives jugées utiles à l’intérêt social. Dans cette vision « industrialiste » du social, l’essor des activités économiques est censé conduire à la cohésion sociale, c’est-à-dire à la constitution d’une morale commune autour d’intérêts matériels 254 . Le développement industriel permet à terme l’instauration de rapports sociaux harmonieux entre les membres de la société ‘« unis par les intérêts généraux de la production, par le besoin qu’ils ont tous de sécurité dans les travaux et de liberté dans les échanges »’ 255 . Cette morale diffère peu de la « morale utilitaire » de Jeremy Bentham et des économistes classiques anglais 256  ; elle repose sur l’apprentissage par tous les membres de la société de leur « intérêt bien entendu », ou « éclairé » où ‘« chacun produit quelque chose qui manque aux autres, lesquels produisent tout ce qui lui manque »’ 257 . La croissance des activités commerciales et manufacturières, dont Saint-Simon constate l’évolution constante depuis l’affranchissement des communes au XIIe siècle, multiplie les besoins et le travail, augmentant la fonction des intérêts économiques à partir desquels ‘« la fraternité’ ‘ des hommes peut devenir un objet de pratique »’ 258 . Le développement économique permet donc de lutter contre toute forme de coercition en assurant des rapports sociaux non conflictuels. On retrouve en ce sens la thèse du « doux commerce » déjà développée au XVIIIe siècle par C. S. Montesquieu, J. Steuart, J. Millar ou encore A. Smith 259 .

Saint-Simon développe dans un premier temps un libéralisme économique procédant d’une vision optimiste du devenir social. Il n’est en effet nullement nécessaire de réguler voire de contraindre les activités économiques suivant un objectif social préétabli dans la mesure où le progrès industriel entraîne la reconnaissance par chacun des membres de la société de leurs intérêts réciproques. Les intérêts seuls suffisent à une organisation économique et politique harmonieuse ; le gouvernement politique doit ainsi s’assurer du respect de la liberté individuelle et faire en sorte d’intervenir le moins possible dans les activités économiques 260 . En d’autres termes, la liberté économique suffit à l’ordonnancement politique et social de la société. Mais, comme le montre clairement E. Halévy, cette conception de l’ordre social à la fois positive et industrielle, et, libérale et utilitariste, est abandonnée au profit d’une perspective hiérarchique de l’organisation sociale 261 . La « morale utilitaire » des économistes classiques ne saurait répondre à toutes les conditions de stabilité de l’ordre social industriel. C’est pourquoi Saint-Simon introduit dans sa doctrine sociale à partir de 1817-1818 un principe organisateur qu’il trouve dans l’association industrielle.

Notes
243.

Saint-Simon [1966 (1817a) ; 1966 (1817b)]

244.

Les idées pacifistes se développent en politique avec B. Constant par la publication en 1813 De l’esprit de conquête et de l’usurpation, dans leurs rapports avec la civilisation. C. Comte et C. Dunoyer fondent la revue Le Censeur en 1814, partageant avec Saint-Simon, selon E. Halévy, de 1814 à 1817, la même conception politique, E. Halévy [Op. cit., pp. 30-38]. Voir aussi la partie concernant C. Dunoyer (1ère partie, chap. 6, § 1.1).

245.

E. Halévy [Op. cit., p. 38].

246.

Saint-Simon note : « la politique est la science de la production, c’est-à-dire la science qui a pour objet l’ordre des choses le plus favorable à tous les genres de productions », Saint-Simon [1966 (1817a), p. 188].

247.

J.-B. Say [1972 (1803), p. 7].

248.

Saint-Simon [Op. cit., p. 185].

249.

L’industrie dans un sens large comprend tous les travaux utiles à la société, Saint-Simon [Ibid., p. 165 ; pp. 120-137]. Voir aussi 1ère partie, chap. 1, § 1.

250.

Saint-Simon [Ibid., p. 128].

251.

Saint-Simon [Ibid., p. 137].

252.

« La société est l’ensemble et l’union des hommes livrés à des travaux utiles », Saint-Simon [Ibid., p. 128].

253.

P. Ansart [Op. cit., pp. 53-54].

254.

Le passage de la morale céleste à la morale terrestre suppose le développement d’« intérêts palpables, certains et présents », Saint-Simon [1966 (1817b), p. 38].

255.

Saint-Simon [Ibid., p. 47].

256.

E. Halévy [Op. cit., p. 42].

257.

Saint-Simon [1966 (1817a), p. 50].

258.

Saint-Simon [Ibid., p. 50]. Saint-Simon ajoute plus loin : « dans l’état de commerce mutuel où vivent entre eux les peuples en Europe, la pensée de chacun sur ce qui touche son bien-être, ne peut manquer de dériver de l’exemple ou de l’opinion de ceux qui l’entourent » [Ibid., p. 106].

259.

Voir A. O. Hirschman [1980 (1977) ; 1986a, pp. 14-16 ; 1984b].

260.

Saint-Simon [Op. cit., p. 132].

261.

E. Halévy [Op. cit., pp. 38-39].