1.2) Une nouvelle organisation hiérarchique de l’industrie

Saint-Simon évolue donc vers une position non libérale ; libéralisme qu’il juge d’esprit trop critique et révolutionnaire qui ne peut pas ‘« convenir aux hommes les plus capables et les mieux intentionnés »’ 262 , et auquel il reproche de ne s’appuyer que sur des sentiments par nature beaucoup plus variables que les intérêts 263 . Il lui préfère l’« industrialisme » qui, outre le fait de favoriser l’intérêt de toutes les classes de la nation et en premier lieu celui de la classe industrielle la plus nombreuse, relève d’une doctrine sociale pacifique et organisatrice 264 . Son objectif consiste à améliorer le sort tant physique que moral de la classe des producteurs 265 . Car il ne s’agit pas simplement d’apporter une entière satisfaction matérielle aux travailleurs, mais aussi de leur proposer une instruction morale des « sciences positives » 266 .

L’histoire des sociétés européennes témoigne, selon Saint-Simon, de deux progrès significatifs  : au niveau d’abord du « pouvoir temporel », où l’arbitraire de la féodalité tend à s’effacer devant la justice de l’organisation industrielle ; et, du point de vue du « pouvoir spirituel » ensuite, où l’emprise de la théologie se voit progressivement remplacée par les « connaissances positives » 267 . L’avènement d’une nouvelle organisation sociale industrielle n’est donc pas le produit d’une pensée utopique mais bien le résultat inévitable de l’évolution sociale. Saint-Simon se propose d’en activer le développement par des réformes sociales réorganisatrices.

En outre, les travailleurs ont ‘« contracté peu à peu toutes les habitudes d’amour de l’ordre et du travail’ ‘, toutes celles de prévoyance et de respect à la propriété »’ et disposent par ailleurs d’un minimum d’instruction, rendant inutile tout type de commandement entre les ouvriers et les chefs industriels 268 . Il s’agit donc de favoriser toutes les combinaisons industrielles faisant du « plus simple manouvrier jusqu’au manufacturier le plus opulent, et jusqu’à l’ingénieur le plus éclairé » des associés, et, qui par leur action productive commune améliore le sort moral et physique de la classe la plus nombreuse de la société. Chaque « sociétaire » apporte sa compétence et son capital formant ainsi association, et, où « il n’existe d’autre inégalité que celle des capacités et celle des mises, qui sont l’une et l’autre nécessaires, c’est-à-dire inévitables, et qu’il serait absurde, ridicule et funeste de prétendre faire disparaître » 269 . Le seul commandement nécessaire provient par conséquent des inégalités en capacité et en capital existantes entre les associés. Elles sont estimées nécessaires à une organisation du travail ordonnée, mais bien qu’elles puissent a priori contrevenir aux libertés individuelles, elles sont spontanément reconnues par les travailleurs, car ils savent qu’elles permettent de servir au mieux leurs intérêts dans l’association et qu’ils peuvent eux-mêmes accéder aux fonctions de commandement 270 . Du strict point de vue économique, les associations volontaires de producteurs permettent de répondre aux demandes économiques des membres de la société. La production n’est plus effectuée par des travailleurs indépendants et isolés mais par des travailleurs associés se distribuant les tâches productives suivant les capacités de chacun. Dans cette perspective, l’organisation par association des producteurs, englobant négociants, cultivateurs, artisans, fabricants, savants et artistes, est facteur de progrès dans l’industrie, dans les sciences et dans les beaux-arts en mettant fin à la misère et à l’oisiveté, en augmentant les connaissances « positives », et en adoucissant les mœurs.

Mais l’« industrialisme » de Saint-Simon va au-delà de cette seule perspective puisqu’il s’agit de confier à la classe industrielle l’administration des intérêts généraux de la société, seule capable de produire un « ordre social de choses pacifique, économique et stable » 271 . La réforme sociale associative vise en définitive à accroître les fonctions économiques de l’organisation politique afin d’aboutir à la domination des rapports industriels dans le fonctionnement social 272 . Le gouvernement des hommes par le commandement laisse place à de nouveaux principes, essentiellement économiques, au moyen desquels la société agit de manière efficace sur la nature. La société devient ainsi gérée de telle sorte que les fonctions gouvernementales ne consistent plus à administrer les hommes entre eux mais à administrer l’action des hommes sur les choses 273 . Tâche pour laquelle les industriels sont les plus capables ; plusieurs facteurs expliquent ce choix. La classe des producteurs est d’abord la plus nombreuse au sein de la société française de ce début de XIXe siècle ; elle dispose en outre de la plupart des richesses et en crée le plus ; elle détient enfin d’une capacité en politique supérieure à la noblesse et à la bourgeoisie car elle est la plus intéressée d’une part, ‘« à l’économie dans l’administration […] au maintien de la tranquillité publique, tant intérieure qu’extérieure »’ 274 , et d’autre part, à la fin des mesures arbitraires qui caractérisent l’ordre social féodal 275 . L’efficacité économique constitue un premier objectif auquel doivent répondent les administrateurs des affaires publiques. Il est en effet le moyen politique le plus sûr pour organiser la société suivant les capacités de chacun 276 . La prospérité sociale devient ainsi le but de l’association dans laquelle les intérêts de la majorité des associés, par une gestion publique confiée aux producteurs les plus capables, sont satisfaits 277 .

L’organisation nouvelle de la société suppose donc que ‘« les individus soient engagés dans des associations industrielles plus ou moins nombreuses, et liées entre elles deux à deux, trois à trois, etc., par des rapports industriels’ ‘, ce qui permet d’en former un système général, en les dirigeant vers un grand but industriel commun, pour lequel elles se coordonnent d’elles-mêmes, suivant leurs fonctions respectives »’ 278 . Cette réorganisation par l’association des producteurs permet premièrement d’augmenter les richesses économiques, et deuxièmement, de mettre en place un système de rémunérations tenant compte du travail réalisé et des capitaux investis par chacun des associés.

La subordination de la politique à l’économie s’explique directement par les conséquences auxquelles est supposée conduire une société organisée industriellement. Outre le constat noté par Saint-Simon que la puissance n’est plus politique mais économique dans les sociétés européennes de ce début de XIXe siècle, l’activité économique permet aussi de réunir autour d’intérêts communs les intérêts particuliers et a priori divergents des différentes classes de la population 279 . La production industrielle met fin dans cette perspective aux antagonismes sociaux qui caractérisent une société dans laquelle les travailleurs entretiennent les classes oisives. La société devient ainsi « un grand atelier » dirigé identiquement aux « fabriques particulières » où sont combinés les intérêts des industriels, des ouvriers et des consommateurs 280 . Les arrangements industriels ‘« concilient les intérêts des parties contractantes » et « tendent à l’établissement de la plus grande égalité’ ‘ possible »’ 281 .

Aussi, l’erreur des révolutionnaires pour Saint-Simon, a consisté à définir les droits individuels avant le but social de la société alors que la reconnaissance des droits de chaque « sociétaire » ne peut reposer que ‘« sur les facultés qu’il possède, pour concourir au but commun, ainsi que cela se pratique dans toutes les associations particulières »’ 282 .

La liberté individuelle comme unique principe organisateur ne saurait suffire à la stabilité sociale et à l’efficacité économique faisant que la réorganisation sociale dans la société du XIXe siècle reste encore inachevée. L’action individuelle n’est plus contrainte par l’arbitraire du commandement, mais il subsiste encore des inégalités sociales du fait d’une organisation sociale défavorable à la classe industrielle 283 . Toute injustice sera levée dès lors que la production maximale constituera l’objectif de l’organisation économique en donnant aux producteurs les responsabilités politiques et en accordant ‘« aux non-producteurs de la considération qu’en raison des services qu’ils rendent aux producteurs directs »’ 284 . Le principe industriel vise donc le développement des institutions sociales susceptibles de garantir les conditions minimales d’égalité et de liberté. Saint-Simon montre que l’association industrielle répond à cette tâche en deux temps : premièrement, elle ‘« procure la plus grande somme de liberté générale et individuelle »’ en assurant la stabilité et la cohésion sociale par le partage d’une morale commune 285 . Deuxièmement, elle s’oppose à l’établissement de l’inégalité au travers de la suppression des privilèges de l’ordre social féodal 286 .

Au dilemme de justice sociale égalité / liberté constitutif de la question sociale, Saint-Simon le résout par les principes de l’économie politique classique. En confiant aux industriels les plus compétents l’administration des intérêts publics et en associant ces derniers aux travailleurs par des combinaisons productives adaptées, chacun des « sociétaires » trouve satisfaction dans l’association industrielle ainsi réalisée. Mais, comme le souligne E. Halévy, cette doctrine « industrialiste » comprend au moins un point sur lequel elle s’oppose au libéralisme économique dans la mesure où elle ne repose pas sur le principe de la concurrence des auteurs classiques mais sur le « principe de l’émulation professionnelle » 287  ; il y a en effet une sélection nécessaire des plus capables tant au niveau du travail à réaliser, qu’au niveau des crédits accordés pour le financement des projets industriels. L’ambivalence de la pensée saint-simonienne se manifeste sur le mode de sélection à partir duquel les capacités vont être choisies ; la hiérarchie des fonctions est-elle consentie ou bien nécessite-t-elle l’établissement d’un principe d’autorité ?

L’association industrielle représente la solution apportée par Saint-Simon, mais si elle s’appuie sur un principe d’« autorité » dans L’Organisateur (1819-1820), et dans une moindre mesure dans Du système industriel (1821), elle devient progressivement synonyme de désintéressement dans le Catéchisme des industriels et surtout dans le Nouveau Christianisme (1825) 288 .

Notes
262.

Saint-Simon [1966 (1823), p. 176].

263.

Saint-Simon [Ibid., p. 196].

264.

L’industriel est un « homme qui travaille à produire ou à mettre à la portée des différents membres de la société, un ou plusieurs moyens matériels de satisfaire leurs besoins ou leurs goûts physiques », Saint-Simon [Ibid., p. 3 ; p. 198].

265.

Saint-Simon souligne : « le but direct de mon entreprise est d’améliorer le plus possible le sort de la classe qui n’a point d’autres moyens d’existence que le travail de ses bras », Saint-Simon [1869 (1817b), p. 81].

266.

Saint-Simon [Ibid., p. 84].

267.

Saint-Simon [1966 (1819), p. 153].

268.

Saint-Simon [Ibid., p. 146].

269.

Saint-Simon [Ibid., p. 152].

270.

Saint-Simon [1966 (1822), p. 471].

271.

Saint-Simon [1966 (1821c), p. 56].

272.

Comme le souligne E. Halévy, Saint-Simon ne recherche pas dans de nouvelles institutions politiques son principe organisateur mais au contraire à « abolir, autant que possible, toutes les institutions gouvernementales, à les vider en quelque sorte de tout contenu, pour leur substituer l’organisation effective et spontanée de la société industrielle », E. Halévy [Op. cit., p. 51].

273.

Saint-Simon [1966 (1819), p. 161 ; p. 81].

274.

Saint-Simon [1966 (1821a), p. 140].

275.

Saint-Simon [1966 (1819), p. 49].

276.

Le budget du gouvernement est déterminé par un conseil réunissant les industriels jugés les plus compétents « car ils sont les plus intéressés de tous au perfectionnement de la morale publique et privée, ainsi qu’à l’établissement des lois nécessaires pour empêcher les désordres […] les seuls capables de répartir entre les membres de la société la considération et les récompenses nationales, de la manière convenable, pour que justice soit rendue à chacun suivant son mérite », Saint-Simon [1966 (1821a), p. 133].

277.

Saint-Simon [Ibid., p. 177].

278.

Saint-Simon [1966 (1821b), p. 185].

279.

« Les nations les plus puissantes sont maintenant celles qui produisent le plus », Saint-Simon [1869 (1821c), p. 90].

280.

Saint-Simon [Ibid., p. 91].

281.

Saint-Simon [1966 (1823), p. 34].

282.

Saint-Simon [Ibid., p. 192].

283.

Le vote réservé à une minorité de la société ou la fiscalité taxant les producteurs au profit des consommateurs non producteurs constituent deux illustrations de ces inégalités, Saint-Simon [1966 (1821b), pp. 31-56].

284.

Saint-Simon [Ibid., p. 54].

285.

Saint-Simon [1966 (1823), p. 60].

286.

« Le système industriel est fondé sur le principe de l’égalité parfaite ; il s’oppose à l’établissement de tous droits de naissance et même de toute espèce de privilège », Saint-Simon [Ibid, p. 61].

287.

E. Halévy [Op. cit., p. 56].

288.

Il n’est en fait pas possible de séparer clairement les écrits développant une conception « autoritaire » et ceux s’appuyant sur une morale du désintéressement. Dès 1821 à partir Du Système industriel, Saint-Simon introduit le sentiment philanthropique dans son projet de réorganisation sociale, Saint-Simon [1966 (1821a), p. 21].