a - L’établissement d’une morale positive

Pour Saint-Simon, la stabilité d’une organisation économique et sociale présuppose la formulation d’une morale a priori, c’est-à-dire d’un système permettant l’identification des intérêts individuels à l’intérêt général et à partir duquel s’établit l’organisation politique 291 . Une société ne tient que si les membres qui la composent partagent des ‘« idées morales communes ; cette communauté est aussi nécessaire au spirituel, que l’est, au temporel, la communauté d’intérêts »’ 292 . Tout principe de réorganisation sociale nécessite par conséquent la formulation a priori d’une doctrine philosophique sur laquelle les individus pourront se référer.

Fondée initialement sur un intérêt matériel « bien entendu », la morale « positive » de Saint-Simon donne au sentiment une fonction croissante. De prime abord, L’Organisateur et certains passages Du Système industriel peuvent laisser penser que Saint-Simon fait du principe autoritaire le fondement de son projet de réorganisation sociale. Bien que l’arbitraire s’efface devant le commandement scientifique, les travailleurs associés demeurent subordonnés tant aux chefs scientifiques qu’aux chefs industriels ; ces derniers déterminent les connaissances, les perfectionnements, etc. conduisant à l’efficacité maximale de la production industrielle, et, les premiers appliquent le plus utilement possible les conseils scientifiques proposés à la direction des tâches productives. Rien n’est explicitement dit sur le mode de sélection des capacités sinon que s’institue naturellement une confiance entre les chefs industriels et les travailleurs. De fait, l’association n’est pas parfaite dans la mesure où en définitive, il persiste ‘« une infériorité sentie par les ouvriers de leurs moyens pécuniaires et de leur capacité à l’égard de la capacité et des capitaux des entrepreneurs »’, et, bien qu’elle soit modérée par la possibilité pour les ouvriers d’accéder aux fonctions de direction de l’association 293 . Cette hiérarchisation des fonctions politiques sera d’autant mieux acceptée si les plus capables sont sélectionnés au sein des classes des producteurs, car ‘« c’est en eux que se trouve exclusivement la puissance d’agir sur le peuple, parce que c’est à eux que le peuple est habituellement subordonné dans ses relations journalières »’ 294 . La reconnaissance par les travailleurs de l’utilité qu’ils peuvent retirer de leur alliance avec les producteurs et les scientifiques les conduit dans cette perspective, à accepter, voire à rechercher volontairement, les rapports de subordination au sein de l’association industrielle. Ils deviennent non plus des sujets mais des associés et trouvent dans l’association une entière satisfaction 295 .

Deux types d’inégalités sont donc introduites au sein de la nouvelle organisation économique. Une première subordination s’opère entre les classes oisives des non-producteurs et celles des producteurs, comprenant les industriels cultivateurs, fabricants et commerciaux d’une part et les savants positifs d’autre part. Les dysfonctionnements auxquels conduit le gouvernement féodal et théologique des non-producteurs nécessitent un changement du « pouvoir politique » ; les non-producteurs dès lors se voient reléguer aux fonctions politiques secondaires et n’acquièrent de considération sociale qu’en raison des services qu’ils rendent aux classes productives 296 . Une seconde subordination est introduite ensuite par la sélection des producteurs les plus capables aux fonctions de direction des associations industrielles ; les personnes choisies sont celles qui contribuent à l’efficacité économique et morale maximale des combinaisons productives 297 . Aussi, les ouvriers des sociétés modernes du XVIIIe et de ce début du XIXe siècle ont en même temps fait suffisamment preuve de responsabilité et de prévoyance pour que la réorganisation économique et morale soit réellement souhaitable 298  ; ces aptitudes rendent plus aisées l’acceptation volontaire de la hiérarchisation des fonctions industrielles.

Le problème que soulève le projet politique de Saint-Simon reste donc posé. Après avoir un temps adhéré à la morale utilitaire des économistes classiques, la critique et le rejet du libéralisme économique au profit du choix d’un principe organisateur n’ont pas donné lieu au développement d’une conception de la justice sociale explicite. On peut en effet déceler au moins deux orientations possibles. Une première fait de l’« intérêt bien entendu » un moyen efficace pour atteindre la conciliation des intérêts entre les non-producteurs et les producteurs d’une part, et, les chefs industriels et les travailleurs d’autre part. Ils prennent conscience des bénéfices matériels et moraux qu’ils peuvent disposer en acceptant la formation du régime industriel et scientifique même si celui-ci requiert pour les non-producteurs et les travailleurs leur subordination aux producteurs. Les combinaisons productives réalisées dans l’organisation industrielle répondent à la fois aux intérêts particuliers et à l’intérêt général dans la mesure où elles visent directement à améliorer la situation économique et morale de la majorité des associés 299 . La seconde orientation favorise l’autorité ; le développement du système « industrialiste » ne peut s’effectuer qu’en imposant un principe d’ordre dans les fonctions économiques et scientifiques. Certains passages de L’Organisateur ou Du système industriel peuvent en effet prêter à une telle interprétation lorsque Saint-Simon notamment établit une distinction nette entre d’un côté les chefs industriels, et d’un autre côté, le « peuple », incluant les ‘« hommes les moins instruits et les plus pauvres »’ 300 . La capacité politique reste donc le privilège d’une certaine « élite » de la population demeurant la seule capable de comprendre dans l’état d’avancement de la société de la nécessité d’une réorganisation sociale 301 .

Pour autant, Saint-Simon refuse tout forme de violence et compte essentiellement pour opérer le changement social sur la force de la persuasion et de la communication des industriels et surtout des « savants positifs » 302 . Faisant d’abord appel aux scientifiques et aux « artistes » indistinctement dans L’Organisateur 303 , Saint-Simon à partir du Catéchisme des industriels semble donner davantage d’importance aux seuls « artistes » 304 . Ils ont pour tâche ‘« d’agir sur l’imagination des hommes, à passionner la société pour son bien-être général, sous les rapports moraux et physiques positifs »’ 305  ; la diffusion de la nouvelle doctrine sociale passe ainsi d’abord par une régénération artistique puis par une régénération scientifique et philosophique. Dans cette perspective, la réorganisation sociale ne nécessite non un principe d’autorité mais un apprentissage rationnel des avantages mutuels qui découle du système industriel 306 .

Aussi, le rôle accru donné aux « artistes » dans le projet politique de Saint-Simon va être concomitant du développement d’une morale du désintéressement. En fait, le « sentiment » demeure une constante dans les écrits de Saint-Simon, mais s’affirme vraiment dans le Nouveau Christianisme (1825). Cette dernière orientation confirme rétrospectivement la dernière interprétation non-autoritaire donnée du système industriel et scientifique.

Notes
291.

Voir Saint-Simon [1966 (1822), pp. 459-495].

292.

Saint-Simon [1966 (1821a), p. 51]. Saint-Simon est un précurseur de la sociologie selon E. Durkheim, dans la mesure où il est le premier à avoir conçu les « institutions comme des idées en actes », E. Durkheim [Op. cit., p. 119].

293.

« Tout homme, quel qu’ait été son point de départ, pourra parvenir à la première de toutes les existences sociales […] et il ne pourra y parvenir que par des travaux qui auraient été utiles à ses semblables », Saint-Simon [1966 (1822), p. 482].

294.

Saint-Simon [1966 (1821a), p. 218].

295.

Saint-Simon distingue deux types de besoins : les besoins physiques et les besoins moraux ; les premiers répondent à des besoins de subsistances et de travail ; les seconds nécessitent le développement d’écoles d’instruction publique, Saint-Simon [Ibid., pp. 81-84].

296.

Les militaires doivent protéger des agressions extérieures les activités industrielles alors que les légistes doivent établir un cadre législatif adapté à une production industrielle maximale, Saint-Simon [1966 (1821b), p. 80].

297.

La capacité politique la plus prisée est celle qui « saura le mieux combiner les intérêts des diverses classes de producteurs […] qui saura donner le plus d’activité à la production […] qui saura faire passer le plus promptement le pouvoir des mains des oisifs dans celles des travailleurs », Saint-Simon [Op. cit., p. 91].

298.

Saint-Simon [1966 (1822), pp. 460-470].

299.

La nouvelle doctrine sociale doit ainsi apporter « la démonstration, que tout ce qui est utile à l’espèce est utile aux individus, et réciproquement que tout ce qui est utile à l’individu, l’est aussi à l’espèce, et le nouveau code de morale doit se composer des applications de ce principe général à tous les cas particuliers », Saint-Simon [1966 (1821a), p. 177].

300.

Saint-Simon [1869 (1821c), p. 72]. « Les gouvernés, ne pouvant point donner d’essor à leur amour pour le bien public, se trouvent réduits à agir en égoïstes », Saint-Simon [Ibid., p. 59].

301.

Voir P. Ansart [Op. cit., pp. 162-166].

302.

La formation de la classe industrielle demande l’éducation préalable des industriels, éducation qui ne sera achevée que quand ils disposeront d’une opinion commune et seront capables de la propager, Saint-Simon [1875 (1823), p. 56].

303.

Saint-Simon [1966 (1819), pp. 180-194].

304.

Saint-Simon [1966 (1822), pp. 459-495]. Voir notamment P. Régnier [Op. cit., pp. 37-65].

305.

Saint-Simon [Ibid., p. 470].

306.

Comme le souligne P. Ansart : « dans la mesure où les choix sont rationnels, tous ceux qui sont aptes à les comprendre ne peuvent que les approuver ; quant à ceux qui ne peuvent suivre les démonstrations, l’expérience leur montre qu’ils peuvent mettre leur confiance dans les véritables compétences. La société ne demande aucune confiance aveugle et si l’on peut encore parler d’un pouvoir des capacités, ce n’est que celui de la persuasion et de la démonstration  », P. Ansart [Op. cit., p. 164].