b - Vers une morale du désintéressement

Cette morale du désintéressement repose principalement sur le sentiment philanthropique jugé seul capable de surmonter l’égoïsme des pratiques sociales 307 . Cependant, Saint-Simon ne partage pas l’idée d’un égoïsme naturel, mais explique le développement de ce mobile par les conditions économiques, politiques et sociales dans lesquelles les personnes agissent. Les rapports sociaux déterminent en grande partie la prédominance de tel ou tel sentiment moral : ‘« ceux qui vivent isolés par leurs occupations, ou qui sont essentiellement en rapport avec la classe riche, tournent à l’égoïsme »’ 308 . L’égoïsme favorise l’établissement d’inégalités et de conflits sociaux en même temps qu’il peut contribuer à ce qu’une classe sociale vive aux dépens d’une autre sans qu’il n’y ait de contrepartie 309  ; il est pratiqué par tous ‘« ceux qui se proposent pour but spécial, dans leurs relations sociales, de faire tourner les abus à leur profit »’ 310 .

Cependant, le milieu économique, politique et social des sociétés européennes du début de XIXe siècle, bien que défavorable au développement d’actions désintéressées, ne constitue pas un obstacle insurmontable dans la mesure où avec le développement des connaissances « positives », il subsiste dans ‘« la généralité des individus, des habitudes profondes de sociabilité, et le sentiment’ ‘ d’une certaine communauté des intérêts les plus grossiers »’ 311 . Le développement d’une nouvelle organisation sociale devra puiser dans les principes philosophiques, scientifiques et artistiques diffusés par les savants.

Reposant d’abord sur l’antinomie de la raison et du sentiment, la morale de Saint-Simon progressivement tente d’opérer une synthèse de l’intérêt individuel et de la philanthropie 312 . En effet, pour que le changement politique se réalise, les industriels doivent s’inspirer du sentiment moral développé par les philanthropes et faire en sorte que ce ‘« principe général que Dieu a donné aux hommes »’ s’applique à toutes les institutions politiques créées 313 . Le principe chrétien, philanthropique 314 , sert donc de base au système politique dont l’objectif consiste à améliorer la situation économique et morale de la classe des travailleurs 315 . En d’autres termes, les actions désintéressées permettent d’atteindre l’efficacité économique ; les producteurs dont les capacités politiques ont été reconnues ne profitent pas de leurs positions hiérarchiques pour accroître uniquement leur bien-être matériel mais agissent aussi de manière à rendre leurs activités industrielles utiles économiquement et moralement aux travailleurs. Intérêt individuel et désintéressement se mêlent et permettent d’obtenir un résultat économique profitable à tous les producteurs 316 .

Par conséquent, la réorganisation sociale n’implique pas l’établissement de devoirs, envisagés comme autant de sacrifices sur le bien-être individuel, auxquels chaque personne consentirait afin d’atteindre un état social plus équitable, mais une prise de conscience de chacun, soit par le raisonnement, soit par l’apprentissage, des bénéfices mutuels auxquels conduit le développement de l’association industrielle. A l’antinomie de l’égoïsme et du sentiment social, Saint-Simon substitue le principe de l’alliance de l’intérêt individuel et du désintéressement.

Les institutions charitables, bien que reposant sur le sentiment moral, donnent des résultats économiques largement inférieurs aux associations industrielles dans la mesure où elles n’ont pas pour objectif d’investir le « pouvoir temporel », les fonctions politiques, de leur principe philanthropique. Elles ne conduisent qu’à l’appauvrissement des richesalors que par l’application du principe chrétien ‘« les riches, loin de s’appauvrir par [leurs] sacrifices pécuniaires, s’enrichiront en même temps que les pauvres »’ 317 .

Enfin, si L’Organisateur, Du Système industriel ou encore le Catéchisme des industriels prêtent à confusion quant au projet politique de Saint-Simon, le Nouveau Christianisme apporte une réponse claire. L’ordre social autoritaire que l’on peut induire de l’organisation industrielle et scientifique fondée sur les capacités politiques est en effet une alternative rejetée à la lecture du Nouveau Christianisme. Les producteurs occupant les fonctions politiques doivent non pas développer un nouveau principe d’ordre mais viser à ‘« l’accroissement du bien-être de la classe la plus pauvre »’ 318 . L’amélioration de la situation économique et morale des plus pauvres posée comme but, les industriels ont pour tâche d’organiser efficacement les activités productives de manière à leur fournir le travail qui leur manque 319 . Les producteurs trouvent dans la nouvelle organisation économique et politique, dont ils sont les principaux agents, satisfaction dans la poursuite de leurs intérêts particuliers mais répondent aussi à une fin de justice sociale dans le soutien qu’ils apportent à la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. L’identité de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif n’est permise que par la prise de conscience des producteurs d’intérêts sociaux qui dépassent leurs fins individuelles mais auxquelles l’efficacité économique reste subordonnée. Saint-Simon ouvre ainsi une nouvelle alternative au développement industriel concurrente de l’économie politique classique, fort justement soulignée par E. Halévy : ‘« le mobile humain fondamental, dans la théorie des économistes classiques, c’est le désir de s’enrichir, tempéré par la crainte d’être condamné. Dans la théorie de Saint-Simon’ ‘, c’est le désir de s’enrichir, tempéré par l’enthousiasme social »’ 320 .

La doctrine sociale de Saint-Simon allait exercer une influence importante non seulement sur les auteurs saint-simoniens comme P. Enfantin, P. Buchez, P. Leroux, etc. mais aussi sur les idées et les pratiques sociales du début des années 1830. Quatre au moins de ces influences méritent d’être signalées ici.

Premièrement, l’affirmation de la nécessité d’une réorganisation sociale de la société française postrévolutionnaire visant à établir les conditions économiques et politiques dans lesquelles l’égalité et la liberté individuelles sont atteintes. On sait que Saint-Simon apporta comme solution le principe industriel synonyme de prospérité économique et sociale ; les projets de réformes sociales des années 1830 s’inspirèrent pour partie de ce principe réorganisateur. Deuxièmement, la fonction importante accordée à l’activité industrielle et particulièrement aux travaux les plus productifs : ‘« le travail’ ‘ est la source de toutes les vertus ; les travaux les plus utiles sont ceux qui doivent être le plus considérés »’ 321 . A l’instar des économistes classiques, Saint-Simon valorise le travail et partant la classe des producteurs. Il condamne la classe oisive des non-producteurs qui agissent égoïstement n’acquérant leurs biens que par le travail d’autrui. L’associationnisme ouvrier des années 1830 actualise cette idée en revendiquant entre autres la propriété du produit du travail, travail devenant alors le principe constituant de l’organisation sociale 322 . Dans le même temps, et troisièmement, en faisant de l’activité de production le fondement de sa doctrine sociale, Saint-Simon subordonne la politique à l’économie. Il préfigure à ce titre la pensée socialiste des années 1830 323 . Enfin, quatrièmement, le souci croissant qu’il manifeste à l’égard du sort moral et économique des classes pauvres conforte cette dernière idée plaçant Saint-Simon, au côté de C. Fourier, comme un précurseur du socialisme bien que tous deux n’aient jamais adopté cette épithète 324 . Aussi, l’ambiguïté du projet politique de Saint-Simon allait conduire à deux types d’interprétation de ses écrits : l’une insistant sur la doctrine sociale autoritaire ; les économistes libéraux ne se privèrent pas d’en montrer tous les dangers 325 . L’autre à l’inverse privilégiant l’aspect démocratique de sa doctrine. La préoccupation pour la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, centrale dans le Nouveau Christianisme, rétrospectivement crédibilise davantage l’interprétation démocratique de la doctrine saint-simonienne 326 .

P. Enfantin, P. Buchez et P. Leroux, en tant que membres du courant saint-simonien reprirent pour partie certains des principes économiques et politiques développés par Saint-Simon. Deux influences semblent importantes à signaler. Une première témoigne de la filiation d’une pensée de l’association entre Saint-Simon et les trois auteurs cités. Ces derniers développent en effet communément des doctrines sociales dans lesquelles l’association joue un rôle central. Il conviendra dans les trois cas d’étudier les différences tant dans les contenus que dans les formes de ce principe d’association. Une seconde influence porte sur la théorie des mobiles d’action. Les trois auteurs dans des proportions variables se réfèrent au sentiment qu’ils contrastent volontiers à l’égoïsme. Il restera à poser le problème du projet politique sur lequel débouchent les réformes sociales de ces trois saint-simoniens et voir dans quelle mesure le principe d’ordre ne l’emporte pas sur les actions désintéressées.

Cependant, l’influence la plus marquante de la doctrine saint-simonienne semble surtout portée sur la pensée de P. Enfantin. Il lui reprend en effet de nombreuses idées. On pense notamment à l’opposition entre les oisifs non producteurs et les industriels producteurs, à la préoccupation pour la classe la plus pauvre et la plus nombreuse de la société, à la subordination de la politique à l’économie, à l’idée d’association industrielle et la fonction jouée par le sentiment. P. Buchez et P. Leroux, nous le verrons, reprennent certains de ces points mais marquent aussi une autonomie plus affirmée vis-à-vis de la doctrine saint-simonienne.

Notes
307.

L’égoïsme « est devenu dominant dans toutes les classes et dans tous les individus », Saint-Simon [1966 (1825), p. 184]. Voir aussi Saint-Simon [1966 (1821a), p. 21].

308.

Saint-Simon [Ibid., p. 122, p. 51].

309.

Saint-Simon n’emploie pas le terme « exploitation », mais plusieurs passages préfigurent ce que P. Enfantin puis K. Marx désigneront ensuite comme des rapports d’exploitation. Notamment lorsqu’il écrit : « le but du gouvernement n’est plus qu’une vaste coalition des oisifs pour vivre le plus grassement possible aux dépens des producteurs  », Saint-Simon [Ibid., p. 172].

310.

Saint-Simon [Ibid., p. 121].

311.

Saint-Simon [Ibid., p. 52].

312.

Voir notamment P. Régnier [Op.cit, pp. 37-65].

313.

Saint-Simon [Op. cit., p. 118].

314.

Principe chrétien qui énonce : « les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres », Saint-Simon [1966 (1825), p. 108].

315.

Le Christianisme définitif est défini comme le « système politique dans lequel toutes les forces individuelles de l’espèce humaine sont coalisées pour agir sur la nature, de manière à la modifier le plus avantageusement possible, à l’aide des moyens d’action que fournissent les sciences et l’industrie , puisque cette voie est la seule par laquelle l’homme puisse améliorer sa condition, la seule par laquelle les peuples puissent parvenir à cet état d’aisance et de prospérité.», Saint-Simon [1966 (1821b), p. 232].

316.

C-H. Simon souligne : « les riches en accroissant le bonheur des pauvres amélioreraient leur propre existence », Saint-Simon [1966 (1825), p. 122].

317.

Saint-Simon [Ibid., p. 153].

318.

Saint-Simon [Ibid., p. 113].

319.

Les producteurs ne disposant pas de travail « étant nourris par charité , sont mal nourris ; ainsi leur existence est malheureuse sous le rapport physique. Ils sont encore plus malheureux sous le rapport moral, puisqu’ils vivent dans l’oisiveté  », Saint-Simon [Ibid., p. 129].

320.

E. Halévy [Op. cit., p. 58].

321.

Saint-Simon [1966 (1823), p. 43].

322.

Voir notamment W. H. Sewell [Op. cit., pp. 265-368].

323.

Pour E. Durkheim, le développement des doctrines socialistes implique le rattachement des fonctions économiques aux fonctions politiques (E. Durkheim [Op. cit., p. 26.]) alors qu’il constitue pour E. Halévy un courant émergeant en réaction à l’industrialisation et à l’économie politique classique, (E. Halévy [1974 (1948), p. 33]).

324.

Le terme « socialisme » n’est pas connu de Saint-Simon et C. Fourier le récuse.

325.

Voir 1ère partie, chap. 7.

326.

Cette lecture des écrits de Saint-Simon fait de la maximisation de la production collective un moyen, et non une fin, pour l’amélioration de la situation économique et morale de la classe la plus pauvre. Comme le note P. Ansart : « c’est seulement lorsque la production sera devenue une activité collective, rationnellement organisée, entraînant l’égale participation de tous et satisfaisant les besoins des producteurs les plus pauvres, que la société deviendra réellement positive, c’est-à-dire pleinement et raisonnablement agissante », P. Ansart [Op. cit., p. 203].