2) L’économie politique de P. Enfantin

L’influence exercée par Saint-Simon sur P. Enfantin est certes, importante mais il demeure entre les deux auteurs des points de rupture et des différences qu’il importe de bien considérer. On peut en effet questionner cette filiation sur le problème posé par la radicalisation de la pensée de P. Enfantin à partir de trois points. Premièrement quant à la fonction attribuée à l’autorité illustrée par la formule ‘« à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres »’ 327  ; deuxièmement sur la critique et la suppression du droit de propriété sur le capital ; et troisièmement enfin sur le tournant religieux de l’école saint-simonienne à partir de 1829 avec la publication de l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon 328 . Ces trois facteurs réunis seraient ainsi caractéristiques de la pensée dogmatique dont l’école saint-simonienne ferait preuve surtout à partir des années 1831 et 1832 329 . Les saint-simoniens au cours de cette période substituent en effet la religion au progrès scientifique, l’« utopie scientiste » à l’« autorité irrationnelle » 330 . La reconstruction « positiviste » de l’ordre social, développée dans Le Producteur (1825-1826), s’effacerait ainsi à partir de 1829 devant l’établissement d’une « métaphysique du sentiment » 331 sur laquelle les accusations de dérive autoritaire vont alors se développer 332 .

P. Enfantin, bien que se réclamant de la pensée de Saint-Simon, s’inspire d’autres auteurs dont S. Sismondi et C. Fourier. Du premier, il partage en partie son analyse des crises de surproduction auxquelles conduit le système économique capitaliste 333 . Du second, il retire trois points : la critique de la concurrence relevant d’activités isolées et non coordonnées ; la supériorité productive de l’association entraînant une émulation de la part des associés ; et, le principe de réorganisation sociale, à savoir l’association, à partir de laquelle toute production, proportionnée aux besoins des consommateurs, trouve toujours un débouché, répondant au problème des crises de surproduction soulevé par S. Sismondi 334 . L’influence des économistes classiques notamment dans la période de formation de l’école saint-simonienne, correspondant aux années du Producteur doit aussi être signalée 335 . Ces quelques indications suffisent à prouver les différences et les ruptures auxquelles on est en droit de s’attendre à la lecture des écrits de P. Enfantin. Nous revenons ainsi dans un premier temps sur les points de recoupement entre les pensées de Saint-Simon et celle de P. Enfantin à partir de trois perspectives : sur la critique du système économique concurrentiel, sur la méthode employée, et sur la réorganisation sociale proposée (2.1). Nous abordons ensuite l’économie politique de P. Enfantin construite autour du principe d’association fondant son projet politique (2.2). Nous étudions enfin la morale du désintéressement développée dans Le Producteur dans l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon et dans Le Globe consubstantielle du principe d’association, et, offrant de nombreux points de convergence avec celle développée par Saint-Simon (2.3).

Notes
327.

Comment définir les œuvres de chaque capacité sinon par un principe hiérarchique par lequel le plus fort tend toujours à s’octroyer la distribution la plus conséquente ?, E. Halévy [1938 (1908b), p. 87].

328.

Voir Doctrine de Saint-Simon . Exposition. Premières années, 1829. [1924].

329.

Voir notamment P. Bénichou [1977, pp. 269-323].

330.

P. Bénichou [Ibid., p. 225].

331.

Notes d’E. Halévy et C. Bouglé [Doctrine de Saint-Simon . Exposition. Premières années, 1829., p. 499-501].

332.

Le courant saint-simonien en prenant un caractère religieux à partir de la fin de l’année 1828 tente de former l’union des pouvoirs spirituel et temporel mais en subordonnant l’organisation politique au sentiment social, « seul lien capable d’unir les hommes entre eux et de les dévouer au bien commun » (P. Bénichou [Op. cit., p. 279]. L’imposition de la contrainte aux actions individuelles ne répondant pas à l’objectif de justice sociale préétabli devient dès lors inévitable.

333.

Selon E. Halévy, les saint-simoniens dont P. Enfantin adoptèrent une position intermédiaire entre la conception de S. Sismondi sur l’inéluctabilité des crises de surproduction et de J.-B. Say qui postule que la production trouve nécessairement ses débouchés, voir E. Halévy [Op. cit., pp. 60-65].

334.

Voir E. HalévyOp. cit., pp. 60-65.

335.

P. Enfantin lit J. Bentham dès 1823 ; il lui consacre un mémoire. Il propose parallèlement à l’Académie de Lyon, la même année, un travail sur les problèmes économiques inspirés des idées classiques d’A. Smith et de J.-B. Say. C’est seulement en 1825 qu’il adhère aux thèses développées par Saint-Simon.