Les saint-simoniens dans Le Producteur reprennent la critique du maître développée à l’encontre des principes économiques et politiques de la société postrévolutionnaire. Bien que marquée par des progrès réels, l’antagonisme entre la classe oisive et la classe des travailleurs continue à dominer les rapports sociaux. La société demeure donc encore désordonnée, dans une période de transition, où la concurrence et le droit de propriété sont mal organisés 337 . L’administration des hommes entre eux, formule introduite par Saint-Simon, devient dans le langage des saint-simoniens « l’exploitation de l’homme par l’homme » 338 . La situation est injuste dans la mesure où la classe oisive vit du travail de la classe productive.
Les critiques de fait se focalisent sur le principe de concurrence des économistes classiques d’une part, et, le droit de propriété, notamment l’héritage, d’autre part, qui prolongent les oppositions entre travailleurs et non-travailleurs. Du premier, P. Enfantin montre que la baisse des salaires loin de favoriser l’intérêt général conduit à l’appauvrissement des classes productives ; il le définit comme le « dogme absolu de la liberté ». Néanmoins, il voit dans la concurrence un moyen de perfectionner les combinaisons productives en employant dans chaque branche industrielle « le temps et les hommes réclamés par les besoins réels de la société ; mais avant d’atteindre ce niveau, le travail est soumis à des oscillations fâcheuses, des expériences funestes sont faites par des hommes entreprenans qui calculent mal le rapport de la production avec la consommation, et l’encombrement momentané de certains produits porte le désordre dans les marchés » 339 . P. Enfantin dénonce ici les crises de surproduction, dénonciation proche de S. Sismondi mais inspirée en fait de la lecture des écrits de J.-B. Say, provenant d’une mauvaise organisation de la concurrence et partant de la production 340 .
Du second, le droit de propriété, les saint-simoniens montrent qu’il conduit à la perpétuation des inégalités sociales existantes en donnant à la classe oisive la possibilité de conserver ses capitaux d’une génération sur l’autre. Les propriétaires perçoivent un intérêt sur le travail des producteurs sans se livrer eux-mêmes à aucune activité industrielle. Cette distribution sociale des moyens de production, outre l’exploitation à laquelle elle donne lieu, est inefficace économiquement. Les saint-simoniens restent cependant optimistes quant à l’évolution de la société car les progrès effectués tant sur le plan scientifique que sur le plan industriel ont abaissé l’importance de la classe oisive au profit de la classe des travailleurs 341 . On retrouve sur ce point la conception sociale évolutionniste de Saint-Simon.
P. Enfantin note : « le principe détruit qui dominait la vieille organisation, consistait dans la conception de la société divisée en deux classes, dont l’une considérait l’autre comme un instrument », P. Enfantin, 1826d, p. 73.
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 18291924, p. 74.
P. Enfantin1826f, p. 389 ; p. 392.
Le déséquilibre entre production et consommation provient dans cette perspective de la mauvaise distribution des produits, voir Notes de E. Halévy et C. BougléOp. cit., p. 259.
Dans la société actuelle, « les rapports des classes entr’elles et plus généralement de l’homme à l’homme ont été cependant de mieux en mieux réglés, et le résultat de tous ces perfectionnements dans la morale sociale, a été de tourner de plus en plus toutes les forces humaines contre la nature extérieure, par une meilleure division du travail et une plus savante combinaison des efforts », mettant progressivement fin au processus d’exploitation de l’homme par l’homme sur lequel reposait l’ordre féodal, P. EnfantinOp. cit., p. 389.