c – La nécessaire réorganisation sociale

La société postrévolutionnaire décrite par les saint-simoniens se situe donc dans une période critique, livrée à l’« anarchie »permanente, tant au niveau économique et politique que sur le plan de la cohésion sociale 349 . Une réorganisation sociale est par conséquent indispensable afin que la société entre dans une nouvelle période organique. La Révolution française du XVIIIe siècle a été une étape nécessaire car d’une part, elle a mis fin aux rapports sociaux féodaux fondés sur la force et la contrainte en proclamant « le dogme métaphysique de l’égalité » 350 , et d’autre part, elle a fait de la liberté le principe constitutif de l’organisation sociale. Mais cette action nécessaire de destruction n’a pas donné lieu parallèlement au développement d’un principe d’ordre sur lequel puisse se reconstruire l’organisation économique, politique et morale de la société.

Les saint-simoniens reprennent point pour point les enseignements de Saint-Simon. La liberté seule ne suffit pas à l’édification du nouvel ordre social, pacifique et industriel. Ils constatent notamment la domination de l’égoïsme dans les rapports sociaux dont ils attribuent la responsabilité aux économistes qui n’ont pas su fournir de théorie de la production et de la distribution adaptée en prescrivant le seul principe concurrentiel 351 . La réorganisation sociale doit ainsi se développer à partir de sentiments sociaux qui soient à même de dépasser l’égoïsme des intérêts particuliers.

P. Enfantin trouve dans l’association le moyen d’unir autour de projets communs les préférences individuelles de chacun 352  : l’association permet ‘« la combinaison, dans l’intérêt social, de tous les travaux individuels : l’économie politique’ ‘, ou la philosophie de l’industrie’ ‘, doit donc avoir pour but de rechercher la loi qui préside à cette combinaison des efforts individuels vers un but commun »’ 353 . L’association, comme principe organisateur, permet à la société de profiter des effets positifs de la concurrence, le perfectionnement des combinaisons productives par l’émulation individuelle et collective, et d’éviter ses conséquences négatives d’instabilité sociale par la baisse des salaires 354 . La direction des associations de producteurs, à l’instar de Saint-Simon, est confiée aux travailleurs manifestant les plus grandes capacités tant intellectuelles que morales. Néanmoins, le projet politique des saint-simoniens dépasse celui de Saint-Simon dans sa remise en cause effective du régime de propriété privée du capital ; une des devises inscrites sous le titre du journal Le Globe énonce en effet : ‘« tous les privilèges de la naissance, sans exception, seront abolis »’. La redistribution des moyens de production aux capacités les plus élevées impose de fait la suppression des institutions fondées sur l’hérédité de manière à ce que l’objectif d’efficacité économique se réalise sous des conditions d’équité sociale 355 . La propriété sur le produit travail demeure en définitive la seule propriété autorisée selon la formule « à chacun suivant ses capacités, à chaque capacité suivant ses œuvres ».

Contrairement au Nouveau Christianisme de Saint-Simon, les premiers écrits saint-simoniens du Producteur ne se préoccupent guère de la situation morale et économique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Les différentes réformes sociales développées visent avant tout à déposséder la classe oisive des moyens de production au profit de la classe productive afin d’augmenter la richesse publique, c’est-à-dire à « l’amélioration ou à l’accroissement des moyens de satisfaire les besoins de l’homme » 356 . Mais elles répondent aussi d’un but social où tous les associés sont intéressés à leurs besoins mutuels tant sur les plans économique, moral qu’intellectuel 357 . Le tournant s’opère timidement d’abord dans LExposition de la Doctrine saint-simonienne puis surtout dans le journal Le Globe. Le premier aborde encore peu cette question, mais reste néanmoins attentif au « sort de la classe nombreuse » 358 , alors que le second prend pour devise le principe suivant : ‘« toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre »’. Il semble a priori que la révolution de juillet 1830 et surtout l’insurrection des Canuts à Lyon en 1831 aient largement influencé les préoccupations des saint-simoniens à partir de cette date.

Cependant, une différence importante caractérise le développement de la doctrine sociale des saint-simoniens de celle de leur prédécesseur. Bien que le Nouveau Christianisme fasse du sentiment philanthropique un pivot central du projet de réorganisation sociale, les saint-simoniens, à partir de L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon reprennent ce principe, mais l’intègrent dans une doctrine religieuse à partir de laquelle ils déterminent l’avenir économique, politique et social de la société 359 . Les progrès dans l’organisation économique et politique et dans les connaissances scientifiques s’expliquent directement par la même faculté individuelle, à savoir ‘« au génie, à l’inspiration, à l’amour de l’ordre, de l’unité, c’est-à-dire à la sympathie, car c’est elle qui nous attache au monde qui nous entoure »’ 360 . De fait, la philosophie positiviste héritée de Saint-Simon devient, au sein de l’école saint-simonienne, comme le soulignent E. Halévy et C. Bouglé, une métaphysique du sentiment où ‘« la matière et l’esprit, l’industrie’ ‘ et la science, le temporel et le spirituel, [sont] soumis l’un et l’autre à l’empire d’une loi d’amour »’ 361 . P. Enfantin en premier lieu recherche une synthèse où intérêt individuel et sentiment social puissent se développer ; il la trouve dans le principe d’association, voie médiane entre principe d’ordre et principe individualiste. Aussi, en faisant du sentiment religieux philanthropique, un critère social subordonnant l’organisation économique et politique, les saint-simoniens développent une réforme sociale autoritaire qui pose problème quant au caractère égalitaire et libéral de la réorganisation sociale.

Outre sur ce dernier point, le principe d’ordre apparaît une seconde fois dans la doctrine des saint-simoniens. En effet, les producteurs qui servent au mieux le but social, philanthropique, de la société trouvent aussi une réponse à la poursuite de leur intérêt individuel ; l’« intérêt bien entendu » prévaut donc sur le désintéressement pur. Mais, les producteurs qui disposent des capacités les plus élevées sont aussi les travailleurs les mieux rémunérés et donc qui manifestent le plus d’aptitude dans leurs activités productives. De fait, la concurrence que se livrent les industriels dans l’obtention des fonctions des capacités implique que ce soit toujours « le plus fin et le plus fort » qui soit le mieux rémunéré ‘« mais à condition qu’il emploie son intelligence et sa puissance à produire et non pas à détruire, à exploiter la nature et non pas son semblable »’ 362 .

Notes
349.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829 [Op. cit., pp. 125-131].

350.

P. Enfantin [1826d, p. 70].

351.

« Ils ont confié à l’intérêt personnel la réalisation du grand précepte [...][le] laissez faire, laissez passer, suppose l’intérêt personnel toujours en harmonie avec l’intérêt général , supposition que des faits sans nombre vienne démentir », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829 [Op. cit., pp. 140-141].

352.

Voir P. Enfantin [1826f] et les deux parties suivantes sur le traitement du principe d’association par P. Enfantin.

353.

P. Enfantin [1826d, p. 67].

354.

P. Enfantin [1826f, p. 408].

355.

P. Enfantin [1832 (1831b) ; 1832 (1831c)]. On revient sur ce point dans la partie suivante.

356.

P. Enfantin [1825, p. 145].

357.

P. Enfantin [1826d, p. 74].

358.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829 [Op. cit., p. 241].

359.

L’avenir religieux de la société ne consiste-t-il pas dans la « synthèse de toutes [les] conceptions, de toutes [les] manières d’être ; ne doit-elle pas prendre place dans l’ordre politique, et le dominer tout entier ? », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 403.]. L’interpénétration de la pensée religieuse et des doctrines économiques, politiques et sociales n’est pas exclusive au courant saint-simonien ; on verra plus loin que les économistes libéraux du Journal des économistes effectuent aussi de tels rapprochements (voir 1ère partie, chap. 6).

360.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 453].

361.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 455].

362.

E. Halévy [Op. cit., p. 87].