a – Une nouvelle économie politique

Dans deux contributions importantes du Producteur 364 , P. Enfantin définit en opposition aux postulats classiques la conception de l’économie politique que le courant saint-simonien entend développer.

Il réfute en premier lieu la méthode statique des économistes classiques dans laquelle il distingue deux démarches possibles. La première, celle d’A. Smith, consiste à déduire les propriétés de l’organisation socialea posteriori d’une analyse de l’activité productive individuelle. La seconde, celle notamment des Physiocrates, revient à postuler l’existence a priori de droits et devoirs naturels à partir desquels sont établis les principaux éléments de l’organisation économique. Les deux démarches conduisent à l’hypothèse de « lois naturelles » reposant sur le principe de « concurrence illimitée » 365 . Mais, selon P. Enfantin, les économistes n’ont pas pris conscience qu’ils favorisaient le maintien de l’antinomie des intérêts des producteurs et des non-producteurs sans contribuer d’une quelconque manière à améliorer la situation des classes travailleuses. Ainsi, l’économie politique comme « science de l’organisation sociale » ne doit pas se former sur l’analyse des faits économiques présents mais « dans l’étude des faits généraux du passé » 366 . Les principes économiques se déduisent alors de ‘« l’étude rigoureuse de la succession et de l’enchaînement des phénomènes sociaux »’ 367 .

P. Enfantin critique en outre la séparation effectuée par J.-B. Say entre politique et économie politique dans son Traité d’Economie politique. Les faits économiques n’ont pas d’autonomie propre, mais s’inscrivent dans un environnement social qui les détermine en partie 368 . La connaissance des principes théoriques de l’organisation économique et politique s’obtient par une analyse historique des rapports régissant l’activité économique et le milieu social. Les saint-simoniens s’opposent ainsi aux économistes classiques par leur recours à une méthode historique et une méthode sociale.

L’objet de l’économie politique pour P. Enfantin se divise entre production et distribution. Il s’agit d’un côté d’étudier l’‘« action combinée des industriels’ ‘, pour diviser scientifiquement le travail’ ‘ »’ compte tenu des capacités et des lieux où s’effectue la production dans les industries agricoles, manufacturières et commerçantes, et de l’autre côté, d’analyser le processus de répartition des produits entre producteurs et entre producteurs et non-producteurs 369 . Le but se déduit directement de l’étude historique des rapports entre facteurs économiques et organisation sociale. L’abandon progressif des liens de dépendance personnelle, caractéristiques de l’ancienne société féodale, et, la progression des activités productives et des connaissances scientifiques, ont entraîné une croissance importante des richesses produites et une extension du principe d’association. Les progrès combinés de l’association et de la production conduisant à une inévitable réorganisation sociale remettent en cause de fait ‘« l’ordre naturel de la secte des économistes et le laissez-faire des partisans de la concurrence’ ‘ illimitée »’. Les économistes doivent en conséquence rechercher les moyens convergents avec cette évolution historique de la société, concernant ‘« les relations des travailleurs entre eux ou avec les autres classes de la société, et […] les perfectionnements de la division du travail dus aux progrès de l’esprit d’association’ ‘ »’ 370 .

L’analyse rétrospective des faits historiques témoigne donc de la fonction sans cesse croissante jouée par les facteurs économiques dans l’organisation sociale. Il ne faut pas à l’instar des économistes classiques décrire la manière dont la production, la distribution et la consommation se forment en l’état actuel de la société mais montrer à quelle évolution historique les mécanismes économiques obéissent. Or, cette dernière recherche amène à des conclusions opposées à celle de J.-B. Say et de ses disciples. Il n’existe pas en effet de division sociale entre consommateurs et producteurs, mais entre oisifs non producteurs et travailleurs producteurs 371  ; division qui s’oppose au « phénomène général » vers lequel s’achemine la société, à savoir l’association. C’est pourquoi, l’économie politique doit viser à « rechercher la loi qui préside à cette combinaison des efforts individuels dans un but commun » 372 . La formulation de ce programme économique débouche sur une remise en cause des règles de fonctionnement du système économique. Les sociétés modernes reposent sur les activités productives des travailleurs pour lesquelles il importe de trouver les conditions sociales de production et de distribution optimales ; cette réorganisation constitue une condition nécessaire à l’amélioration de la situation économique et morale des classes productives. En définitive, les économistes se doivent de rechercher les principes d’une organisation sociale dans laquelle les moyens de production ne sont plus la propriété des classes non productives mais à la disposition des classes productives afin que la production se réalise au moindre coût 373 . Aussi, la remise en cause de la propriété privée est conduite en parallèle d’une critique du principe de concurrence de la théorie économique classique contemporaine.

Notes
364.

Il s’agit d’une double contribution intitulée « Considérations sur les progrès de l’économie politique dans ses rapports avec l’organisation sociale », P. Enfantin [1826i ; 1826k]. On peut aussi y adjoindre deux autres contributions : un commentaire critique relatif à l’entrée « Economie politique » de J.-B. Say paru dans l’Encyclopédie progressive en 1826 d’une part, et, un commentaire sur l’annonce d’une nouvelle parution des Nouveaux principes d’économie politique de S. Sismondi dans la Revue Encyclopédique d’autre part, P. Enfantin [1826h ; 1826l].

365.

P. Enfantin [1826i, p. 389].

366.

Et ajoute-t-il : « c’est la philosophie de l’histoire, ou mieux encore l’histoire philosophique de l’espèce humaine », P. Enfantin [Ibid., p. 383].

367.

P. Enfantin [Ibid. p. 379].

368.

L’économie ne reste qu’une dimension de l’activité humaine qui ne peut à elle seule fournir les principes théoriques de l’organisation sociale. P. Enfantin [Ibid., pp. 385-388].

369.

A savoir « les relations des directeurs des travaux et des ouvriers, et les rapports qui lient les producteurs aux non producteurs, c’est-à-dire le fermage, les baux de location, le prêt à intérêt, ou mieux encore les avantages attachés à la location des places et des instruments nécessaires à la production », P. Enfantin [Ibid., p. 385].

370.

P. Enfantin [Ibid., p. 389.].

371.

P. Enfantin [1826h, pp. 139-141].

372.

P. Enfantin [1826d, p. 67].

373.

« Tous les travaux théoriques et pratiques qui n’ont pas pour but de diminuer la part des oisifs et d’augmenter celle des travailleurs, ne peuvent avoir pour résultat de perfectionner l’organisation sociale , si l’on admet du moins que la meilleure organisation soit celle qui est le plus favorable à la production, c’est-à-dire qui a le caractère d’une vaste association dans laquelle tous les efforts individuels sont dirigés vers un but commun », P. Enfantin [1826e, p. 218].