b – La critique de la propriété privée et de la concurrence

L’instabilité sociale est directement imputable pour les saint-simoniens en ce que la société reste encore organisée sur l’opposition des intérêts entre producteurs et non producteurs. Ces derniers, propriétaires des moyens de production, consomment, sans rien produire, ce que la classe travailleuse leur fournit en échange du prêt de leurs instruments de travail. Or, dans une société fondée sur l’activité économique, favoriser une système économique maintenant une division en classes est non seulement contre-productif, mais va aussi à l’encontre de l’intérêt général. Ce clivage cause en effet l’exploitation matérielle, intellectuelle et morale des travailleurs, d’une part, car ils ne disposent pas des moyens suffisants pour satisfaire de manière autonome leurs besoins individuels, et d’autre part, car ils restent dépendants des conditions fixées par les propriétaires pour l’usage des instruments du travail 374 . Il est dès lors légitime de condamner les institutions sociales, la propriété privée et la concurrence, à partir desquelles se réalisent la production et la distribution des biens économiques.

Dès Le Producteur, P. Enfantin amorce une critique de la propriété privée des moyens de production précédant la remise en cause encore plus tranchée effectuée dans L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon 375 . Ainsi, bien que reconnaissant la contribution des non producteurs à la production, il existe une différence importante entre « les individus qui vivent des produits de leur intelligence et de leurs bras [et] ceux qui consomment une rente qui leur est allouée par les producteurs, mais pour laquelle ils ne font aucun travail » 376 . Le droit du consommateur est pleinement reconnu lorsque sa consommation constitue le produit d’un travail passé mais pose problème lorsqu’elle traduit d’une inégalité dans la distribution 377 . En fait, la propriété privée est condamnable pour une raison de justice sociale et une raison économique 378 . Le droit de disposer de capitaux par héritage ne fait que perpétuer un privilège qui offre la possibilité de consommer sans produire le produit d’un travail effectué par les classes productives. La propriété privée ainsi pratiquée est injuste dans la mesure où, outre qu’elle ne repose sur aucun travail préalable, elle est distribuée suivant le « hasard de la naissance » 379 . Enfin, elle est inefficace économiquement d’une part, car elle ampute la production d’une partie de sa valeur par les intérêts que les détenteurs de capitaux perçoivent empêchant la réalisation d’une production optimale si les producteurs disposaient des instruments de travail à moindre coût ; et d’autre part, car la répartition des moyens de production parce qu’elle se fonde sur une grande part d’aléatoire ne correspond pas à la distribution optimale, basée sur le choix des producteurs disposant des capacités les plus élevées, qui aurait conduit à une production maximale des biens économiques 380 . Cependant, toute propriété privée n’est pas proscrite. La condamnation porte avant tout sur le privilège que donne le droit d’héritage d’user de biens dont la personne n’est pas la productrice. Il est ainsi parfaitement reconnu d’être propriétaire à titre individuel des produits de son travail.

La concurrence au sein d’une organisation économique basée sur la propriété privée des moyens de production accentue inévitablement les conflits d’intérêts entre producteurs et non producteurs, et, ne peut à ce titre que prêter à la critique. La liberté, la concurrence du point de vue économique, reste un élément indispensable à la production et à la distribution, mais elle ne saurait constituer à elle seule un principe d’organisation viable économiquement et politiquement. Elle conduit en effet à plusieurs conséquences négatives pour toutes les classes sociales tant sur les plans politique et moral qu’au niveau économique. La concurrence est d’abord la manifestation de « sentiments anti-sociaux » qui entravent le développement d’une morale individuelle et sociale pacifique et coopérative 381 . Elle ne fait dans cette perspective que maintenir les rapports de domination sur lesquels reposait l’ordre social féodal et perpétuer la division en classes de la société. Ces effets sont ainsi reproduits dans la sphère économique en ce sens que les conflits d’intérêts auxquels se livrent les producteurs et les non producteurs débouchent invariablement sur la baisse des salaires défavorisant la production 382 . Pour autant, le principe de concurrence permet d’un autre côté l’augmentation de la productivité du travail 383  ; c’est pourquoi, P. Enfantin n’entend pas se passer entièrement de ce moyen économique mais estime qu’il est nécessaire de trouver un principe, en l’occurrence l’association, qui annihile ses effets indésirés 384 . La concurrence est jugée positive pour l’émulation et la stimulation qu’elle entraîne mais condamnée pour l’antagonisme des intérêts des producteurs et des non producteurs qu’elle provoque.

Notes
374.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., pp. 239-241].

375.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., pp. 235-318].

376.

P. Enfantin [1826h, p. 140].

377.

P. Enfantin [1826b, p. 110]. P. Enfantin suppose ainsi que les progrès sociaux « ne s’estiment pas d’après l’importance de quelques oisifs, mais par la facilité avec laquelle le travail permet d’acquérir le repos », P. Enfantin [1826e, p. 244].

378.

Voir notamment C. Gide et C. Rist [Op. cit., pp. 237-249]. Nous ne mentionnons pas ici la critique à partir de « l’argument historique » qui montre que la propriété privée est une institution sociale susceptible d’évolution et de changement, C. Gide et C. Rist [Ibid., p. 245].

379.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 258].

380.

La mise à disposition des moyens de production pour un producteur dépend de l’utilité économique que son travail apporte à la production totale (voir le paragraphe suivant sur le principe d’association).

381.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 265].

382.

P. Enfantin [1826f, pp. 385-395].

383.

Elle assure « le perfectionnement des procédés industriels », P. Enfantin [Ibid., p. 389].

384.

« Dans toute entreprise industrielle, les concurrens ont un but […], ce but unique est la rivalité au profit de l’individu ; nous avons déjà dit que cette rivalité avait un bon résultat […] que la concurrence a pour effet moyen d’employer, dans chaque branche d’industrie , le temps et les hommes réclamés par les besoins réels de la société », P. Enfantin [Ibid., p. 392].