P. Enfantin impute aux décalages entre production et consommation la responsabilité des crises économiques de la société française dans ce début du XIXe siècle. L’isolement des producteurs et la concurrence qu’ils se livrent ne permettent pas en effet une connaissance exacte des moyens de production disponibles au sein de l’organisation économique et des réels besoins à satisfaire 385 . Non seulement la production n’est pas réalisée dans des conditions qui assureraient une utilisation optimale des facteurs du travail et du capital, mais en outre, du fait d’une mauvaise information des demandes de produits et des capacités des consommateurs à se les procurer, elle excède souvent la consommation effective. ‘« C’est à ce défaut d’une vue générale des besoins de la consommation, des ressources de la production qu’il faut attribuer ces crises industrielles »’ 386 . Il manque donc une conception d’ensemble de l’organisation économique qui garantirait une production adaptée à la consommation. P. Enfantin propose ainsi de développer le principe d’association qu’il conçoit comme le meilleur procédé économique à même de combler les décalages entre production et consommation. Ce principe organisateur répond non d’une invention théorique propre à P. Enfantin mais du constat historique effectué par les saint-simoniens des progrès industriels des sociétés modernes ; à ‘« l’exploitation de l’homme par l’homme » succède « l’exploitation de la nature par l’homme associé à l’homme »’ 387 .
Le but de l’association vise d’abord à établir les conditions sociales d’une production maximale. Il s’agit en effet de mettre à la disposition des producteurs tous les instruments qui leur permettent l’accroissement des ‘« moyens d’action de l’homme sur la nature »’ 388 . Dans cette perspective, l’association se définit comme une combinaison sociale à l’aide de laquelle les producteurs se réunissent afin de réaliser la meilleure production possible. Mais outre ce but économique, l’association garantit aussi l’harmonie sociale en conciliant les intérêts des associés engagés. Par ailleurs, si jamais les classes oisives trouvaient dans le prêt de leurs capitaux aux classes productives un moyen de satisfaire leurs fins personnelles, l’association constituerait alors un moyen d’apaiser et de surmonter les conflits d’intérêts véhiculés par l’économie concurrentielle. Par conséquent, il ne s’agit pas d’unir autour d’un même but social, les seuls producteurs mais aussi les non producteurs afin qu’ils utilisent efficacement les moyens de production dont ils sont aujourd’hui propriétaires. L’organisation associative aboutirait alors à ‘« la satisfaction la plus complète des besoins physiques, moraux et intellectuels »’ 389 .
L’association est donc appelée à remplacer la concurrence au sein des activités productives, mais celle-ci reste néanmoins un principe actif de l’organisation économique développée par P. Enfantin. La rivalité entre producteurs, l’émulation entre travailleurs, etc. n’en sont en effet pas exclues à la condition qu’elles ne conduisent pas à opposer les intérêts des différents protagonistes. De fait, P. Enfantin entend se servir de tous les moyens économiques synonymes d’efficacité économique mais qui reposent sur des mobiles d’action non conflictuels 390 .
Ce souci économique transparaît plus fortement encore dans le détail du contenu du principe d’association. Le but social sera atteint lorsque d’une part, la répartition des moyens de production s’effectuera compte tenu des capacités de chacun des producteurs, et d’autre part, quand la distribution du produit obtenu se réalisera en fonction des résultats économiques individuels de ces mêmes producteurs, suivant la formule « à chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses oeuvres ». Le versant production et le versant distribution sont donc clairement distingués. Le premier vise à distribuer les moyens de production aux producteurs disposant des capacités économiques, scientifiques et morales les plus élevées afin d’obtenir une richesse économique maximale. La propriété n’est plus acquise par hérédité familiale, mais se mesure à l’aune de l’utilité des activités productives réalisées ; chaque travailleur obtient ainsi les moyens de production en proportion de sa capacité individuelle. La propriété individuelle est donc conservée, chacun dispose intégralement du produit de son travail, mais elle se détermine à présent sur la valeur économique amenée par chaque production individuelle. Une répartition non pas égalitaire mais juste au sens de P. Enfantin des instruments de travail repose sur une recherche préalable de la combinaison sociale la plus productive possible ; efficacité et équité relèvent en ce sens du même registre. La classe oisive détient, dans la période critique, les principaux moyens de production mais n’en fait pas un usage suffisamment productif, cherchant même à retirer des prêts qu’elle consent aux producteurs, le maximum d’intérêt, entravant de fait la bonne marche de l’activité industrielle. C’est pourquoi, le problème économique ‘« consiste à faire parvenir, le plus promptement possible, les produits dans les mains des hommes qui sont les plus capables de les perfectionner, ou du moins de les employer directement ou indirectement à leurs travaux »’ 391 . L’association en unissant propriétaires des fonds de production et producteurs apporte une première réponse satisfaisante, mais encore faut-il que la production ainsi obtenue réponde à des besoins réels. Besoins qui relèvent à la fois de la sphère productive, les demandes effectives des producteurs, et du champ de la consommation, la nature et la quantité des produits qui satisferont au mieux les consommateurs.
Ces fonctions de régulation ne peuvent être remplies, selon P. Enfantin, que par une nouvelle institution sociale, en l’occurrence un système centralisé de banques, jouant le rôle d’intermédiaire entre la production et la consommation 392 . Elle permettra ‘« d’apercevoir à la fois toutes les parties de l’atelier industriel […], [de] rendre compte des besoins généraux et des besoins individuels […] [de] diriger la production […] [et de] la mettre en harmonie avec la consommation »’ 393 . Directement responsable du fonds de production, incluant la propriété foncière et la propriété du capital, l’organisation bancaire, elle aussi formée sur une base associative, contribue premièrement au respect d’une distribution efficace des moyens de production selon les capacités car elle détient une information importante 394 , et deuxièmement, à ‘« une plus juste appréciation des œuvres et une récompense plus équitable du travail’ ‘ »’ 395 . Elle assure ainsi le fonctionnement optimal du versant distribution en rémunérant le travail suivant sa valeur contributive réelle.
Comme le soulignent E. Halévy et C. Bouglé dans la Préface à l’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon, l’économie politique des saint-simoniens part d’une organisation rationnelle de l’activité des producteurs, contrairement aux économistes classiques qui fondent leurs principes sur la satisfaction des intérêts des consommateurs 396 . Elle est d’abord une « théorie de l’industrie » analysant d’une part, la division du travail entre les producteurs tenant compte de leurs capacités, et d’autre part, la répartition des produits, comprenant les moyens de production, entre producteurs et entre producteurs et non producteurs 397 . L’association constitue à ce titre un moyen économique efficace qui atténue les effets négatifs du principe de concurrence. Dans le même temps, cette économie politique s’appuie sur une distribution hiérarchique des fonctions qui donne une nature spécifique à l’association saint-simonienne. Il s’agit en effet d’une organisation économique inégalitaire au sein de laquelle persiste un antagonisme d’intérêts entre les producteurs. Bien que poursuivant le but social de l’association, chacun des sociétaires va en effet rechercher son intérêt personnel et donc chercher à accéder aux positions les plus élevées au sein de l’association ; ces dernières étant les mieux rémunérées.
L’association n’en constitue pas moins, selon P. Enfantin, un principe économique efficace occupant une place croissante dans la société moderne dont il convient d’accélérer le développement par des moyens appropriés 398 ; la théorie du crédit et la théorie du fermage et de l’intérêt des capitaux développées par P. Enfantin dans Le Producteur puis reprises dans Le Globe en font partie.
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 258].
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 258].
Et ajoutent-ils : « le progrès de l’esprit d’association , et la décadence relative de l’antagonisme, n’en présentent pas moins l’expression la plus complète du développement de l’humanité », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 225].
P. Enfantin [1826a, p. 19].
P. Enfantin [1826d, p. 74].
P. Enfantin [1826f, p. 391 ; p. 408].
P. Enfantin [1826g, p. 41].
Voir le point suivant sur l’organisation bancaire développée par P. Enfantin.
Doctrine de Saint-Simon . Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 261].
Les banquiers et les producteurs doivent partager évidemment les mêmes objectifs, à savoir l’utilisation rationnelle des moyens de production, P. Enfantin [1832 (1831e), p. 110].
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 272].
E. Halévy et C. Bouglé [Op. cit., p. 43].
P. Enfantin, [1826i, p. 385].
« Le cercle de l’association va sans cesse en s’élargissant, et qu’en même temps le principe intérieur d’ordre, d’harmonie, d’union, y jette de plus profondes racines ; c’est-à-dire que les élémens de lutte contenus dans le sein de chaque association s’affaiblissent à mesure que plusieurs associations se réunissent en une seule », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 212].