La transition entre la période critique et la période organique peut être activée par le développement d’instruments financiers qui facilitent l’union des producteurs et des non producteurs. A la défiance de la concurrence doit se substituer le crédit ou la confiance du principe de l’association. Tous les moyens qui favorisent les intérêts des travailleurs aux détriments des intérêts des oisifs qui par nature entravent le plein essor de la production sont ainsi jugés positivement. Les instruments financiers constituent à ce titre des moyens particulièrement adaptés. Pour P. Enfantin, la société a été organisée jusque là au désavantage des travailleurs et au profit des propriétaires oisifs, consommant sans rien produire et employant inefficacement les capitaux en leur possession. Il s’agit donc de diminuer pacifiquement et graduellement les fonctions occupées par les propriétaires oisifs dans la production pour une organisation économique où le travail soit le principe constituant de la société ; les capacités économiques détermineront alors l’organisation du pouvoir politique.
Les économistes doivent, pour P. Enfantin, rechercher les moyens économiques qui permettent la rationalisation des activités productives afin de contribuer à l’amélioration de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », et indirectement, à l’ensemble des classes sociales dans la mesure où les progrès économiques obtenus par la première ne peuvent qu’être favorables aux secondes. Or, l’organisation économique contemporaine est ainsi faite, qu’elle favorise les inactifs, propriétaires des moyens de production, dégrade les conditions économiques des travailleurs en ne leur assurant pas une utilisation optimale de ces mêmes moyens de production, et conduit de fait à une production globale bien inférieure à ce qu’elle serait au sein d’associations industrielles. Dans cette perspective, le crédit constitue, selon P. Enfantin, un instrument efficace pour favoriser la circulation des moyens de production des non producteurs aux producteurs et ainsi conduire au développement de la production 399 . La difficulté à laquelle se trouve confrontée l’économie concurrentielle est avant tout un problème de confiance dont la résolution passe par le développement des liens financiers. Les progrès économiques faisant, le crédit a ainsi pris différentes formes : la lettre de change, le papier-monnaie, les emprunts publics, l’amortissement, la réduction de l’intérêt du capital, le développement de réseau bancaire, etc., constituant autant d’‘« armes que les travailleurs, guidés par les banquiers, ont successivement employées pour obtenir des oisifs les instrumens nécessaires à la production »’ 400 .
Le projet de réforme économique proposé par P. Enfantin attribue en effet aux banquiers un rôle d’intermédiaire entre producteurs et non producteurs. Ils sont définis comme des « banquiers cosmopolites » qui oeuvrent à ‘« réduire la rente que le travail’ ‘ fait à l’oisiveté »’ 401 . Leurs tâches consistent à garantir aux propriétaires des capitaux la fiabilité des activités productives pour lesquelles le prêt de moyens de production est demandé. Ils sont donc amenés à sélectionner les investissements des producteurs disposant des capacités les plus élevées contribuant par ce biais à la rationalisation de la production. Aussi, la formation d’une « banque générale de prêt et d’emprunt », ou « banque d’escompte », peut très bien s’effectuer par l’initiative des « chefs industriels » jouant le rôle d’intermédiaire entre les propriétaires des capitaux et la banque, et, entre les travailleurs et la banque 402 : ‘« les premiers banquiers se réunissent en société, et se déclarent solidaires, les uns pour les autres, d’un capital’ ‘ quelconque, pour la garantie duquel ils déposent, dans une caisse commune, soit des coupons de rentes sur l’Etat’ ‘, soit des actions de compagnies industrielles, soit enfin les titres d’une propriété quelconque »’ 403 . Il s’agit par conséquent d’appliquer aux relations financières le moyen de l’association afin d’activer la circulation des moyens de production des non- producteurs aux producteurs ; plus les prêts seront accordés à des conditions favorables, à savoir à des taux d’intérêts bas, plus sera important le progrès économique
Outre le fait que l’organisation bancaire augmente la confiance, ou le crédit, des non producteurs pour les producteurs, elle permet aussi de développer et de rationaliser l’activité économique sur au moins trois points. Premièrement, elle augmente les possibilités d’obtention de prêts pour les investissements productifs. Deuxièmement, elle prévient les crises économiques en contrôlant et régulant la production évitant les brusques changements des prix des biens produits responsables des vagues de défiance des propriétaires des capitaux. Enfin, troisièmement, elle permet d’accélérer le processus de production en donnant la garantie aux créditeurs de l’emploi efficace des capitaux prêtés 404 . De fait, la simplification des échanges financiers et l’octroi de confiance obtenu par les travailleurs concourent à la baisse de l’intérêt sur le capital se réduisant ‘« uniquement à la valeur d’une prime de solvabilité qui garantit au prêteur, sous forme d’annuités, la durée probable de la solidité de l’emprunteur »’ 405 . Le retour de la confiance aidant, les prêteurs ont la certitude de retrouver la valeur de leurs capitaux cédés. C’est pourquoi, la « banque d’escompte » doit disposer d’un montant d’argent en caisse identique au montant des capitaux empruntés afin qu’elle n’ait pas à refuser des prêts viables pour la raison qu’elle ne soit pas certaine de pouvoir répondre aux demandes de remboursement des capitaux empruntés qui surpasseraient sa réserve en caisse. La banque ne doit donc pas émettre des billets remboursables à vue, s’appuyant sur aucune garantie réelle, mais des billets portant intérêt sur des effets de commerce 406 .
Les banquiers deviennent ainsi les représentants des industriels auprès de la classe oisive réalisant dans la production la répartition des instruments du travail aux capacités les plus élevées, et, dans la distribution la rémunération la plus juste possible compte tenu du travail individuel réalisé par chacun des producteurs. P. Enfantin souligne même qu’au travers de la mission d’intérêt général à laquelle se consacrent les banques, étant favorable aux industriels, elles remplacent ‘« les conseils supérieurs qui présidaient autrefois aux intérêts de chaque corporation »’ 407 . Ce parallèle entre les anciens corps intermédiaires de la société d’Ancien Régime et les nouvelles institutions sociales de l’organisation économique, ainsi effectué dans l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon 408 , facilitera le développement des critiques sur le projet politique saint-simonien ; les économistes libéraux n’y verront que la volonté d’un retour à l’autorité qui prévalait dans l’ordre féodal faisant fi des libertés individuelles 409 .
En fait, le développement de ces outils financiers, procédant d’actes volontaires et involontaires 410 , vise à transformer les fondements de la propriété privée en mettant à la disposition des producteurs tous les moyens de production, détenus principalement par la classe oisive, que leur capacité permette d’employer efficacement. Aussi, les moyens financiers constituent une partie importante des mesures politiques susceptibles de contribuer au développement économique. D’autres sont possibles qu’il importe ici d’exposer brièvement.
Elles reposent sur une action volontaire de l’Etat, en tant que représentant de l’« association des travailleurs » 411 , dans le système législatif. Il s’agit notamment de substituer à la propriété par héritage la propriété fondée sur les capacités 412 . L’Etat peut aussi prendre en charge le développement de l’institution bancaire. Les saint-simoniens préconisent dans l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon l’établissement d’un système général de banques au sein duquel une banque centrale, contrôlée par les pouvoirs publics et propriétaire du fonds de production, subordonne un ensemble de banques spécialisées, responsables de l’octroi des crédits dans les branches industrielles auxquelles elles sont attachées 413 . La trésorerie des banques, hormis les frais d’administration afférents à leurs fonctions, constitue une propriété collective destinée aux travailleurs qui est distribuée rationnellement suivant leurs capacités. Ce fonds social pourra être formé initialement par les revenus issus des politiques visant à la suppression de la propriété par héritage. Enfin, la mission d’intérêt général à laquelle l’Etat est assigné requiert des prélèvements inévitables sur les membres de la société. P. Enfantin propose de remplacer l’impôt par l’emprunt, qui bien qu’ôtant aux producteurs une partie des capitaux disponibles pour la production s’adresse directement à la classe oisive évitant de trop entraver les activités industrielles 414 . L’emprunt public est en effet souscrit par des propriétaires de capitaux qui viennent se substituer aux contribuables dans le mode de financement par l’impôt. Les fonctionnaires employés pour la perception des taxes fiscales, réemployés dans des activités productives dans lesquelles ils ont les capacités les plus élevées, entraînent dans le même temps un surcroît de richesse publique qui comble l’intérêt de l’emprunt public 415 . Au total, la baisse du taux d’intérêt aidant, P. Enfantin suppose que le système d’emprunt ne conduira pas à une croissance de la dette publique.
Ces mesures politiques partent donc d’initiatives volontaires dont le but est d’activer le développement du régime de l’association industrielle. Elles sont justifiées d’une part, au niveau individuel, car chaque personne se voit attribuer les fonctions correspondantes à ses capacités économiques, scientifiques et morales, et, une rémunération juste du travail effectué, et d’autre part, du point de vue social, dans la mesure où les activités économiques ainsi organisées produisent une richesse maximale. En d’autres termes, l’intervention de l’Etat est légitimée tant dans une perspective d’équité sociale que d’utilité économique.
Néanmoins, l’intervention raisonnée de l’Etat peut certes, faciliter la réorganisation économique mais celle-ci ne sera effective, pour les saint-simoniens, qu’à la condition d’une évolution des mobiles d’actions des producteurs et des non-producteurs : ‘« nous devons nous attendre à rencontrer non seulement des préventions intellectuelles, mais une vive résistance, ne fût-elle qu’instinctive, de la part des intérêts matériels, les seuls dont l’activité conserve aujourd’hui quelque énergie »’. L’association non plus comme principe mais comme mobile d’action devient dans cette perspective une ressource efficace pour transformer ‘« profondément, radicalement, le système des sentiments, des idées et des intérêts »’ 416 .
« Si les capitaux, inactifs ou mal employés, passaient avec rapidité dans des mains laborieuses et habiles, sous la condition de ne les rendre que lorsque le travail serait achevé, le problème de la circulation serait complètement résolu puisque les capitaux seraient toujours employés le mieux possible, sans que le prêteur, pendant toute la durée du travail, put gêner le producteur en réclament le remboursement », P. Enfantin [1826g, p. 48.].
P. Enfantin [1832 (1830b), p. 54].
P. Enfantin [1826c, p. 207].
P. Enfantin [1826a, pp. 22-24]. Voir les deux articles dans Le Producteur « Des banques d’escompte », P. Enfantin [1826a ; 1826b].
P. Enfantin [Ibid., p. 111].
P. Enfantin [1826g, pp. 54-55].
P. Enfantin [1826e, p. 246].
P. Enfantin [1826b, p. 123].
P. Enfantin [1826g, p. 54].
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 266].
Voir 1ère partie, chap. 6.
Leur développement répond en effet « d’une sorte de conspiration, jusqu’ici instinctive, ourdie depuis plusieurs siècles par les classes pacifiques et laborieuses contre l’aristocratie guerrière et oisive que le passé nous avait imposée », P. Enfantin [1832 (1830a), p. 48].
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829 [Op. cit., p. 253].
P. Enfantin expose le détail de ces mesures politiques dans deux articles parus dans Le Globe, « Les oisifs et les travailleurs. Fermages, loyers, intérêts, salaires – moyens transitoires » (14 mars 1831) et « Les oisifs et les travailleurs. Abolition des successions collatérales » (28 mars 1831), P. Enfantin [1832 (1831b) ; 1832 (1831c)].
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829 [Op. cit., pp. 272-278].
Voir l’article publié dans Le Producteur, « Du système d’emprunt comparé à celui des impôts », P. Enfantin [1826e].
Le mode de financement par l’impôt « oblige à employer dans une direction presque toujours fâcheuse pour les producteurs , et à consacrer à des occupations complètement improductives, des hommes qui pourraient sans cela accroître par leur travail la richesse publique », P. Enfantin [Ibid., p. 237].
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829 [Ibid., p. 278].