a - La période « industrialiste » du Producteur

- Les effets négatifs de la concurrence

La liberté individuelle introduite par les philosophes critiques du XVIIIe sièclea été un moyen utile pour contester le pouvoir spirituel théologique et féodal, souligne P. Enfantin, mais il n’a pas donné lieu complémentairement au développement d’un nouveau principe d’ordre susceptible de conduire à une organisation économique et politique efficace et pacifique. L’idée de liberté individuelle en économie politique prend la forme du principe de concurrence qui comme moyen unique d’organisation des activités productives entraîne l’instabilité sociale.

Deux types d’effets négatifs sont ainsi imputés à la concurrence 420 . Premièrement, au niveau économique, elle provoque des crises répétitives qui touchent particulièrement la société française en cette période. Elle conduit aussi à la baisse des salaires des travailleurs, qui selon la classe oisive doit favoriser le développement économique 421 . Deuxièmement, sur le plan social, la concurrence perpétue l’antagonisme des intérêts entre les classes oisive et productive ; la première n’est préoccupée que de retirer la valeur maximale du travail effectué par la seconde au travers des prêts des moyens de production qu’elle lui accorde. La hausse de l’intérêt du capital constitue son but essentiel, alors qu’il serait dans l’intérêt des travailleurs pour leur bien-être matériel qu’ils disposent de leurs instruments de travail à très bon crédit. De fait, la classe oisive consomme, sans travailler, ce que les industriels produisent. Les économistes, en condamnant les formes de domination sociale prérévolutionnaires, et en donnant tout pouvoir à liberté, et donc à la concurrence, ont ainsi facilité la reconstitution d’une nouvelle « aristocratie [...] des richesses » 422 .

La concurrence comme principe constitutif de l’organisation sociale ne produit qu’inefficacité économique et antagonisme des intérêts particuliers. Elle ne permet pas l’identité des intérêts individuels et de l’intérêt général. Tant que les privilèges de la classe oisive subsisteront, leur donnant le droit de consommer sans rien produire, l’amélioration de la situation de la classe productive sera contraire à leurs intérêts et ne se réalisera pas. A ce titre, P. Enfantin insiste davantage dans les articles du Producteur sur « les passions anti-sociales » que représente l’« esprit de conquête » 423 , auxquelles conduisent les pratiques concurrentielles, que sur l’égoïsme qui motive celles-ci. L’exposition de la Doctrine de Saint-Simon, à l’inverse, insistera amplement sur les liens étroits de la concurrence et du sentiment égoïste. Ainsi, la doctrine sociale de P. Enfantin vise au développement de nouvelles conditions économiques et politiques favorables à la croissance de sentiments pacifiques et à l’atténuation des passions « belliqueuses » dont l’organisation concurrentielle de l’économie reste encore porteuse 424 . L’action égoïste présente une double nature pour les saint-simoniens. D’abord implicitement synonyme dans Le Producteur de défiance, de lutte et d’oisiveté, facteur des conflits sociaux et des rapports d’intérêts antagoniques entre les classes des producteurs et des non-producteurs, elle se rapproche, comme nous le verrons dans L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon, de la conception sous laquelle l’économie politique la définit habituellement, c’est-à-dire entendue comme relevant de personnes livrées à elles-mêmes et ne déterminant leurs actions que par rapport à leurs propres fins 425 . Le motif commun de cette double nature est l’instrumentalisation des rapports sociaux à laquelle conduit l’action égoïste et partant les activités productives concurrentielles.

Notes
420.

Nous reprenons brièvement les points déjà développés dans la partie précédente.

421.

P. Enfantin [1826f, pp. 385-388].

422.

P. Enfantin [1826i, p. 377].

423.

P. Enfantin [1826d, p. 75].

424.

Certes, il est vrai sans toujours que les personnes impliquées n’en aient vraiment conscience, et, sans que les économistes en question n’en soient volontairement responsables. Car, d’une part, les travailleurs et les oisifs restent encore marqués par les anciennes habitudes sociales de commandement et de domination ne se rendant pas toujours compte des bénéfices qu’ils peuvent attendre de rapports sociaux pacifiques. Et, d’autre part, les économistes en adoptant une mauvaise méthode d’analyse ont cru réellement que la concurrence suffirait à une organisation économique stable, ne voyant pas que leurs principes « crées sous l’empire de la doctrine de la liberté », n’étaient pas « autre chose que la négation de toute doctrine sociale », P. Enfantin [1826i, p. 388].

425.

Voir Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., pp. 372-380].