b – La prédominance des sentiments sociaux dans l’association

L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon développe une doctrine sociale où le sentiment social devient le principe constitutif de la réorganisation économique et politique. Autant le contenu du Producteur laisse à penser en définitive que la morale des saint-simoniens est proche des positions des économistes classiques ou encore des utilitaristes 453 , autant dès l’introduction de L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon 454 , les saint-simoniens entendent bien distinguer sur ce point, leur conception de celles du libéralisme économique et politique et des courants conservateurs 455 .

Outre la nécessité de procéder à une analyse des sentiments sociaux trop peu développée dans les articles du Producteur, P. Enfantin montre le besoin de développer d’abord les idées sociales qui serviront ensuite à réaliser les institutions économiques et politiques de « l’association pacifique universelle » 456 . En somme, l’organisation économique et politique est déduite du système moral. La période critique, inachevée, empêche le développement de la fin sociale, l’association, vers laquelle s’achemine la société. L’éducation sociale constitue dans cette perspective un moyen efficace pour accélérer l’émergence de la période organique. Celle-ci vise à développer en chaque associé toutes les aptitudes sociales susceptibles de produire cohésion sociale et efficacité économique 457 . L’apprentissage industriel offre toutes les conditions favorables à la naissance des sentiments sociaux nécessaires à la réorganisation sociale complète. Le Producteur a sans doute trop insisté, selon P. Enfantin, sur les intérêts matériels sans donner une importance suffisante au sentiment philanthropique 458 .

De fait, l’idée d’association à partir de 1829 devient moins un moyen d’unir les intérêts particuliers des producteurs et des non-producteurs qu’un principe d’action collectif représentatif des sentiments sociaux. Par l’association, les besoins de sympathie ou de philanthropie prévalent sur les préférences personnelles 459 . L’ambiguïté que pouvait entretenir Le Producteur est levée dans L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon : le sentiment social prime sur l’intérêt individuel. Cette ligne doctrinale est particulièrement explicite lorsque les saint-simoniens comparent leur théorie morale à « la morale de l’intérêt bien entendu  » 460 . Bien que celle-ci s’oppose à toute forme de contrainte, ils définissent le système de J. Bentham comme « la négation de toute morale sociale, puisqu’il suppose que l’homme ne peut et ne doit être déterminé que par des considérations ou des inspirations purement individuelles , jamais par l’impulsion des sympathies sociales » 461 . Les actions qui a priori répondent de devoirs ou de désintéressement débouchent inévitablement sur l’égoïsme si elles restent motivées par des considérations individuelles. ‘« [S’] il n’existe ni conviction ni amour pour ce que l’on pense pouvoir bien être le devoir ou l’intérêt général’ ‘ »’, l’association ne pourra se réaliser que sur des sentiments sociaux illusoires ou feints 462 . La réorganisation sociale ne sera effective que sous la condition du développement des sentiments réels d’affection et de considération pour l’intérêt général 463 .

La diffusion des sentiments sociaux parmi les producteurs et les non-producteurs constitue une étape indispensable à la poursuite du but social d’amélioration de la situation matérielle et morale des classes les plus nombreuses. Aux doctrines individualistes qui formulent leurs principes économiques et politiques sur la base des seuls intérêts particuliers, les saint-simoniens réclament au contraire un principe d’ordre sur lequel les associations industrielles puissent s’organiser. Il ne s’agit pas de contraindre les choix individuels mais de convaincre les personnes de leurs besoins sociaux d’entraide et d’union, et, que ceux-ci ne peuvent être satisfaits que par une organisation hiérarchique des fonctions sociales selon la formule consacrée « à chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres ». Les libertés individuelles ne sont pas restreintes dans la mesure où les sentiments sociaux exprimés par l’association relèvent d’une évolution sociale déterminée et irrémédiable. En ce sens, l’association constitue pour les producteurs et les non-producteurs un facteur d’émancipation individuelle 464 .

La réorganisation sociale saint-simonienne repose donc sur une hiérarchie des fonctions productives reconnue et acceptée. Cette inégalité constitutive des différences de capacités des associés s’avère même un moyen de développement efficace et nécessaire des sentiments sociaux. Elle répond de plus au respect des libertés individuelles et à la satisfaction de l’intérêt général 465 . L’association assure l’identité des croyances et des intérêts individuels et constitue à ce titre le but social vers lequel producteurs et non-producteurs orientent nécessairement leurs activités économiques 466 .

La démarcation vis-à-vis de la morale utilitaire de J. Bentham effectuée par les saint-simoniens les amène à réaffirmer avec insistance le caractère non antinomique des mobiles d’actions.  Il est en effet parfaitement concevable de former une organisation économique et politique au sein de laquelle coexistent l’intérêt individuel et le désintéressement. Les périodes critiques tendent à faire de l’égoïsme et du dévouement, ou de l’utilité et du devoir, deux principes mutuellement exclusifs ; l’un ne peut s’accommoder de l’autre. Or, le principe d’association rend possible leur développement concomitant 467 . Dans la mesure où intérêt individuel et désintéressement concourent au même objectif social, l’égoïsme et le dévouement, devenant identiques, disparaissent des activités productives entreprises dans l’association. Les saint-simoniens en fin de compte aboutissent au principe des économistes classiques de l’harmonie des intérêts individuels et de l’intérêt général 468 . Néanmoins, ils s’en distinguent par les moyens employés. Nous en noterons trois ici. Premièrement, l’association saint-simonienne est organisée sur un principe d’ordre, à savoir le classement selon les capacités de chacun des associés. Il n’y a donc pas en ce sens égalité individuelle contrairement à la théorie économique classique, bien que les conditions sociales soient a priori identiques pour tous les associés. Deuxièmement, cette inégalité dans les capacités à la base de l’organisation hiérarchique de l’association est parfaitement reconnue et acceptée ; elle est même le moyen le plus efficace de développer les sentiments sociaux 469 . Les producteurs prennent conscience que par leur action, intéressée et désintéressée à la fois, ils contribuent, selon leurs capacités, le mieux qu’ils peuvent à l’intérêt général. Enfin, troisièmement, les saint-simoniens subordonnent l’intérêt individuel aux sentiments sociaux ; chaque sociétaire trouve effectivement réponse à ses besoins individuels au sein de l’association mais sous la condition que ceux-ci satisfont aussi les intérêts sociaux.

L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon aboutit à une « métaphysique du sentiment » 470 . Les progrès des sociétés européennes n’ont pas été que scientifiques et matériels mais ont aussi affectés les sentiments sociaux marqués par la fin progressive de « l’exploitation de l’homme par l’homme » et la diffusion de l’« esprit d’association » 471  ; l’importance prise par le sentiment traduit en fait le « développement, en étendue et en intensité des idées religieuses » 472 . La religion au sens étymologique est ce qui permet de relier 473  ; elle répond ainsi à l’antinomie entre intérêt individuel et désintéressement 474 . L’identité des croyances et des intérêts particuliers autour d’« un culte qui attache le fort au faible, et le faible au fort », assure en effet la convergence des actions individuelles sur le même objectif social 475 . Le dogme saint-simonien vise ainsi par le développement industriel la réconciliation des intérêts matériels et des intérêts transcendantaux, relevant du sentiment 476 . Aussi, ce tournant religieux opéré par les saint-simoniens s’affirme moins comme « une théorie métaphysique éclairant sur les rapports de l’âme et de Dieu, que la glorification du travail , devant aboutir à une réorganisation des rapports entre propriétaires et producteurs » 477 . Deux lectures possibles peuvent en être données : soit comme l’affirmation d’une doctrine sociale réellement dogmatique dans laquelle le sentiment religieux, c’est-à-dire philanthropique, subordonne et contraint l’action individuelle 478  ; ou soit le sentiment religieux est considéré non comme un but en soi mais comme un moyen politique devant faciliter l’établissement de l’association ; le sentiment religieux philanthropique se révèle alors non seulement efficace pour surmonter les conflits d’intérêts, mais permet aussi de dépasser la morale utilitaire de l’intérêt personnel des théories économiques classiques 479 .

Le courant saint-simonien, après L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon, n’apporte guère de changements importants à l’idée d’association et à leur traitement des sentiments sociaux. Cependant, P. Enfantin reprend dans Le Globe dans une série d’articles des thèmes relatifs à l’économie politique et à la théorie politique qu’il avait déjà abordés dans Le Producteur et auxquels nous avons fait référence dans la précédente partie. Ces écrits, postérieurs à la révolution de Juillet 1830, adoptent une perspective beaucoup moins critique à l’encontre des intérêts des non-producteurs.

Notes
453.

De son vivant, J. Bentham fut davantage populaire en France qu’en Angleterre. L’influence qu’il exerça sur les doctrines sociales dites « socialistes » durant cette première moitié du XIXe siècle serait ainsi aujourd’hui largement sous-estimée, voir P. Chanial [2000] et sur le courant radical E. Halévy [1995 (1901a) ; 1995 (1901b) ; 1995 (1904)] et M. Canto-Sperber [1994].

454.

L’introduction est rédigée par P. Enfantin, E. Halévy et C. Bouglé [Op. cit., p. 10].

455.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., pp. 73-74].

456.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 93].

457.

Il faut rendre les personnes éduquées « dignes d’être les membres d’une société aimante, ordonnée et forte », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 96].

458.

« Le calcul ou le raisonnement, la science, appliquée aux intérêts matériels, n’est pas le seul mobile des actes humains ; nous agissons par suite de sympathies que les beaux-arts excitent et favorisent ; nous sommes raisonneurs, mais aussi passionnés ; nous sommes intéressés, et cependant nous savons nous livrer au dévoûment le plus généreux », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 87].

459.

Elle est ce qui permet « le règne de l’amour, de l’harmonie, de la paix », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 213].

460.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 328].

461.

Et ajoutent « toujours par un froid calcul […], jamais par l’entraînement irrésistible des hommes plus moraux que lui », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 329].

462.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 373].

463.

La véritable association est atteinte lorsque les associés cherchent à « s’entr’aider, puisque leurs destinées sont enchaînées, puisqu’ils sont solidaires des souffrances, des joies les uns des autres, et qu’ils ne peuvent s’avancer dans les voies de l’amour, de la science, de la puissance, qu’en étendant sans cesse cette solidarité », ou encore « à mériter, par leurs actions, l’estime et l’amour de tout ce qui les entoure », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 329, p. 373].

464.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., pp. 157-178].

465.

L’« association universelle » représente la meilleure combinaison politique pour étendre le sentiment de sympathie ; elle sera définitive lorsqu’elle correspondra à la combinaison sociale « dans laquelle chaque individu, quelle que soit sa naissance, sera aimé, honoré, rétribué suivant ses œuvres, c’est-à-dire suivant ses efforts pour améliorer l’existence morale, intellectuelle et physique des masses, et par conséquent la sienne propre », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 221].

466.

On rappelle ici que l’expansion du principe d’association, outre qu’elle met fin aux sentiments d’hostilité, entraîne la croissance des mobiles d’actions désintéressés, des connaissances et des richesses économiques, Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 105].

467.

Dans l’association, « l’égoïsme et le dévoûment, l’intérêt et le devoir, le droit et l’utilité convergent vers un même but, ou mieux encore deviennent identiques », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 252].

468.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 372].

469.

P. Enfantin souligne dans l’introduction de L’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon que l’association industrielle regroupe toutes les conditions favorables « au développement des sentimens d’affection pour les faibles, de soumission pour les puissans, d’amour pour l’ordre social, d’adoration pour l’harmonie universelle », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 87].

470.

Notes de E. Halévy et C. Bouglé [Op. cit., p. 499].

471.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 425]. Cette évolution détermine un tournant important dans la pensée de P. Enfantin qui en 1825, lors de la publication du Nouveau Christianisme de Saint-Simon, exprimait des doutes quant aux applications du sentiment religieux dans l’organisation sociale, H.-R. Allemagne [Op. cit., p. 34].

472.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Ibid., p. 428].

473.

Du latin « religare » signifiant relier dans le sens de « dépendance » ou de tout ce qui « attache ».

474.

Le fait religieux dans la conception saint-simonienne concerne moins l’individu isolé que la collectivité prise dans sa totalité, Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 403]

475.

Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 196].

476.

La dichotomie courante entre matière et esprit, sur laquelle se fonde l’antinomie de l’intérêt individuel et du désintéressement, peut dans la perspective de P. Enfantin, s’effacer par la prise en compte des intérêts matériels dans les activités spirituelles, voir P. Régnier [Op. cit., pp. 295-309].

477.

E. Halévy et C. Bouglé [Op. cit., p. 27].

478.

Les saint-simoniens vont effectivement dans ce sens lorsqu’ils identifient l’état religieux à l’état politique et à l’état moral : « religion, politique, morale, ne sont que des appellations diverses d’un même fait », Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Premières années, 1829. [Op. cit., p. 486] Voir notamment pour cette lecture P. Bénichou [Op. cit., pp. 220-326].

479.

Voir P. Régnier [Op. cit., pp. 200-222].