Les contributions de P. Enfantin dans Le Globe au cours des années 1830 et 1831 maintiennent l’objectif de la réorganisation sociale 480 . Le principe d’association constitue toujours le moyen le plus efficace pour atteindre le but social de l’organisation économique et politique 481 , mais aussi un moyen de conciliation des intérêts entre producteurs et non-producteurs 482 . Cette recherche du compromis entre les classes sociales préfigure la position politique qu’adopte P. Enfantin à la suite des insurrections ouvrières de ce début des années 1830 483 .
Les mesures économiques visent encore à favoriser les intérêts des travailleurs au détriment des propriétaires oisifs 484 . Néanmoins, l’opposition des intérêts entre producteurs et non-producteurs ne pourra être surmontée que par l’association car celle-ci au moyen d’échanges économiques réciproques met fin à l’isolement des individus, source d’exploitation, de défiance et d’inefficacité économique 485 . L’association permet aux producteurs et non-producteurs de disposer d’un intérêt commun à partir duquel ils expriment leurs sentiments sociaux. L’association industrielle donne en outre aux associés la possibilité de poursuivre leur intérêt économique sans que celui-ci ne s’oppose au but collectif pour lequel l’association a été créée 486 . La non-antinomie de l’intérêt individuel et du désintéressement est une fois de plus affirmée. Les économistes des physiocrates (F. Quesnay) aux classiques (A. Smith, J.-B. Say) en redonnant avec justesse aux intérêts matériels leur véritable fonction n’ont pas tenu compte par défaut de méthode, selon P. Enfantin, du rôle croissant joué par les sentiments sociaux dans les rapports d’échanges 487 . Intérêt individuel et désintéressement ne s’excluent pas, mais participent mutuellement à la réorganisation sociale. Le but pacifique auquel toute association industrielle souscrit permet d’allier en effet la satisfaction des besoins individuels et sociaux 488 .
P. Enfantin, à partir de 1831, récusant tout changement social violent, fait appel aux classes propriétaires pour rallier la classe la plus nombreuse et la plus pauvre au projet de réorganisation sociale 489 . Il mise sur le jugement d’équité et la rationalité des non-producteurs pour leur prouver, d’une part qu’il « n’est pas juste de rétribuer l’oisiveté autant et mieux que le travail », et d’autre part, que la convergence des intérêts assurée par le principe d’association entre producteurs et non-producteurs ne peut qu’être profitable à tous les associés dans la mesure où elle permet d’augmenter la richesse économique 490 . De fait, la réorganisation sociale devient non seulement bénéfique pour les travailleurs, mais aussi pour l’ensemble des personnes qui participent à l’association industrielle 491 . L’organisation de l’activité productive implique non des actions contraintes mais la reconnaissance par le développement du sentiment social d’une distribution hiérarchique des fonctions économiques et politiques 492 . La classe la plus nombreuse et la plus pauvre manque encore, selon P. Enfantin, d’une éducation sociale suffisante qui lui permette de percevoir entièrement ses intérêts 493 ; il revient aux personnes conscientes de l’utilité de l’association industrielle, oisive ou non, d’instruire les catégories pauvres de la population. Les propriétaires des moyens de production ne doivent en aucun cas se sacrifier car il est dans leurs intérêts que la réorganisation sociale se fasse et « en leur qualité d’oisifs ils y viendront lentement » 494 .
L’idée d’association pour P. Enfantin se réfère autant à l’association de producteurs qu’au principe de comportement. Dans le premier sens, l’association correspond à un moyen économique visant l’efficacité de la production et de la répartition des richesses suivant la formule « à chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres ». Elle permet l’utilisation rationnelle par les producteurs des moyens de production sur un projet économique commun, c’est-à-dire « l’exploitation de la nature par l’homme associé à l’homme ». Dans le second sens, l’association devient un mobile d’action synonyme de désintéressement assurant la coordination des activités économiques autour d’un but social partagé. Elle conduit en même temps à la conciliation des intérêts particuliers et met fin aux conflits entre producteurs et non producteurs de l’organisation économique concurrentielle.
L’association n’assure pas que des objectifs économique et social, mais aussi politique. Elle vise au développement d’une organisation de producteurs associés qui par leurs actions conscientes et désintéressées agissent au mieux pour la collectivité à laquelle ils appartiennent. Il y a bien un changement politique en ce qu’elle suppose une transformation de l’organisation économique, donnant aux producteurs suivant leurs capacités, la propriété des moyens de production, et qui en font de plus non pas un usage servant leurs fins personnelles mais le but social de l’association. Le capital ne s’acquiert plus qu’en fonction de l’utilité que chaque travailleur est susceptible de fournir à la collectivité.
On aboutit de fait à une organisation hiérarchique des activités économiques. La distribution des moyens de production est effectuée suivant les capacités « morales, économiques et scientifiques » de chaque producteur, et, la répartition de la production est réalisée suivant les facultés productives de chaque associé. Néanmoins, le principe hiérarchique est supposé reconnu et accepté dans la mesure où il garantit une liberté individuelle satisfaisante.
L’« esprit d’association » est d’abord représentatif d’un « intérêt bien entendu » dans les premiers écrits de P. Enfantin du Producteur ; il devient un « sentiment philanthropique » à partir de 1829 dans L’Exposition de la doctrine de Saint-Simon, s’opposant explicitement aux principes individualistes des économistes classiques et utilitaristes ; le désintéressement prévaut sur l’intérêt individuel. Cependant, deux points limitent le désintéressement des saint-simoniens. Il n’est pas premièrement, dénué d’autoritarisme ; est-ce que le « sentiment philanthropique » ne se transforme pas en contrainte lorsqu’il devient une « fin en soi », la finalité de l’organisation économique ? Enfin, deuxièmement, si l’association de producteurs deuxièmement, profite aux capacités les plus élevées, peut-on toujours parler d’actions désintéressées en ce que les « plus forts » seront encore assurés, à l’instar du système classique, comme le souligne E. Halévy, de bénéficier des avantages les plus substantiels de l’association même si leurs activités productives induisent un engagement important en faveur de la collectivité ?
Le principe d’association vise donc à créer les conditions sociales susceptibles d’assurer aux producteurs la réalisation de leurs fins économique, politique et morale. Il s’agit de substituer à l’organisation concurrentielle une organisation associative de l’économie, en somme de transformer le milieu social afin d’atteindre efficacité économique et équité sociale. Cette propriété de la réforme de P. Enfantin, suivant en cela la voie déjà ouverte par C. Fourier, préfigure ce qui constitue une caractéristique commune des projets associationnistes qui se développent à partir des années 1830.
Les idées économiques développées sont à peu près identiques à celles du Producteur pour C. Gide et C. Rist, C. Gide et C. Rist [Op. cit., p. 236].
« But d’ordre et d’union, de progrès et de liberté, qui rallie tous les membres du corps social, parce qu’il sera favorable à tous », P. Enfantin [1832 (1831g), p. 7].
Il ne s’agit plus en effet d’opposer oisifs et travailleurs mais de rendre solidaire par l’association les intérêts des différents protagonistes, voir P. Régnier [Op. cit., pp. 303-309]. Cette politique de conciliation des intérêts, non explicitement exprimée précédemment, pouvait être néanmoins à notre sens une lecture possible des écrits de P. Enfantin.
Particulièrement importants sont les évènements de Juillet 1830 au cours desquels les saint-simoniens à quelques exceptions près restèrent relativement attentistes, voir S. Charléty [Op. cit., pp. 95-112].
Ainsi, « toute mesure économique qui n’aurait pas pour principe et pour fin l’amélioration du sort du travailleur, et la diminution correspondante des privilèges de l’oisiveté, serait funeste à la prospérité publique », P. Enfantin [1832 (1830a), p. 46].
« Si l’association n’existe pas, l’un cherche à exploiter l’autre, et réciproquement ; tous deux sont en défiance de la force ou de la ruse de leur adversaire, tous deux perdent à se mettre en garde un temps et des efforts précieux, qu’ils emploieraient bien plus utilement à s’aider », P. Enfantin [1832 (1831a), p. 65].
« Un but conforme aux besoins de tous et de chacun, un but favorable à toute espèce de travaux et de travailleurs », P. Enfantin [Op. cit., p. 67].
P. Enfantin [Op. cit., pp. 63-65].
P. Enfantin [Ibid., p. 67].
En 1831, les saint-simoniens écrivent : « les classes inférieures ne peuvent s’élever qu’autant que les classes supérieures leur tendent la main. C’est de ces dernières que doit venir l’initiative » (Le Globe, 29 novembre 1931), cité dans S. Charléty [Op. cit., pp. 95-112].
P. Enfantin [Ibid., p. 68].
P. EnfantinIbid., p. 69.
Sentiment social « qui attache le faible au fort par un lien puissant d’affection ; celui sans lequel il ne saurait exister ni ordre, ni hiérarchie, ni autorité, ni obéissance, ni pouvoir, ni liberté ; celui qui nous porte à chérir, à vénérer, à glorifier, l’homme qui nous aime, nous enrichit et nous élève » , P. Enfantin1832 (1831f), p. 124.
P. Enfantin1832 (1831d), p. 95.
P. Enfantin1832 (1831e), p. 109.