CHAPITRE 3 : L’ « ASSOCIATIONNISME » DE PHILIPPE BUCHEZ ET DE PIERRE LEROUX

La pensée économique saint-simonienne se limite finalement à une période relativement courte, entre 1825 et 1832, c’est-à-dire des premiers développements dans Le Producteur jusqu’aux dernières publications du Globe, mais elle constitue pour ses différents membres un moment d’apprentissage important qui influence leur approche des phénomènes sociaux. L’héritage saint-simonien peut aussi bien donner lieu à des réactions critiques fortes à l’encontre des thèses développées, jugées le plus souvent trop dogmatiques, notamment lorsque l’école effectue son « tournant religieux » dans l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon, qu’au développement de conceptions relativement proches de la doctrine saint-simonienne.

Notre attention s’est ainsi portée sur les filiations possibles de la pensée de l’association développée par P. Enfantin. Le principe d’association devient en effet après 1830 un objet d’étude, et aussi de pratique 495 , vraiment important qui dépasse d’ailleurs le seul champ de l’école saint-simonienne 496 .

Nous avons choisi ici d’en rendre compte à partir des écrits de deux anciens saint-simoniens : P. Buchez et P. Leroux. Le premier commence à écrire au Producteur en 1826 ; il est probablement l’introducteur dans l’école saint-simonienne de la notion d’association, mais il ne développe pas encore, comme P. Enfantin, de doctrine sur l’association 497 . Il faut attendre le lancement de L’Européen, Journal des Sciences Morales et Politiques en 1831 498 , et après son départ en décembre 1829 du mouvement saint-simonien, pour le voir soumettre plusieurs projets d’associations ouvrières sur lesquels il développe ensuite sa conception de l’association. Le second n’adhère à l’école saint-simonienne que dans les premiers mois de l’année 1830 ; il cède aux saint-simoniens la direction du Globe le 11 novembre 1830 ; le 18 janvier 1831, il signe sa profession de foi dans ce même journal qui prend pour titre « Journal de la doctrine de Saint-Simon » ; il quitte l’école un an plus tard. Il développe à partir du Globe saint-simonien une approche avant tout théorique et non pratique mais posant les fondements d’un principe synthétique de l’association dans son article célèbre « De l’individualisme et du socialisme » publié en octobre 1833 dans la Revue Encyclopédique.

Ces deux auteurs reprenant et critiquant certaines thèses développées au sein de l’école saint-simonienne vont poser, avec C. Fourier et ses disciples, les bases du socialisme associationniste qui jouera un rôle essentiel dans les pratiques associationnistes des années 1840-1848. L’influence qu’exerça P. Buchez et les idées saint-simoniennes sur la pensée de Louis Blanc, auteur de l’Organisation du travail (1839), référence importante des mouvements associatifs à cette période, conforte ici les rapports étroits qu’il semble juste de faire entre le saint-simonisme et l’associationnisme de 1848 que l’on effectue plus facilement avec le fouriérisme et le mouvement de la communauté fraternelle d’E. Cabet 499 .

L’étude des approches de l’association de P. Buchez et de P. Leroux est importante à un double égard. Premièrement, en tant qu’anciens saint-simoniens, ils prolongent les premiers développements de P. Enfantin et constituent à ce titre une étape importante de la pensée de l’association pour la période considérée. Mais, deuxièmement, se revendiquant davantage de Saint-Simon que du saint-simonisme, ils vont chacun développer une conception de l’association se démarquant explicitement du principe d’autorité sur lequel pour de nombreux commentateurs P. Enfantin a élaboré sa doctrine économique, P. Buchez en s’orientant vers la formulation d’un « socialisme chrétien » et P. Leroux en adhérant à une vision libérale et socialiste de l’organisation sociale. De fait, la signification même du principe d’association s’en trouve modifiée légitimant leur analyse.

Aussi, nous présentons d’abord brièvement la notion de socialisme associationniste (1), étape nécessaire dans la mesure où ce courant de pensée englobe un ensemble d’auteurs relativement large qui dépasse le cercle des anciens saint-simoniens et que nous retrouverons ensuite dans l’étude du fouriérisme et dans les critiques des économistes libéraux à l’encontre du réformisme économique. Nous traitons ensuite des écrits de P. Buchez (2) et de P. Leroux (3).

Notes
495.

Voir 1ère partie, chap. 1, § 2.

496.

On sait que C. Fourier et des penseurs proches du catholicisme comme J.-M. de Gérando avaient écrit sur l’association avant les saint-simoniens, mais ces derniers disposaient autour des années 1830 d’une influence comparativement plus importante. Les idées fouriéristes ne deviennent importantes qu’à partir surtout de la parution des Destinées sociales de V. Considérant en 1834 (voir 1ère partie, chap. 4). Il faudrait enfin traiter de l’influence de la doctrine associationniste de Robert Owen, rapidement et bien diffusée en France par l’intermédiaire de Benjamin Laroche et Joseph-Philippe Rey ; ce dernier avait publié en 1828 notamment Lettre sur le système de M. Owen. Les saint-simoniens avaient déjà pris position sur le système de R. Owen dans Le Producteur, partageant l’idée d’association mais non sous sa forme communautaire de partage égal des produits du travail (P. Enfantin [1826j, pp. 525-526].). En fait, R. Owen exerça une influence principalement sur la pensée d’Etienne Cabet (voir H. Desroche [1972]). Il semble a priori, du moins pour les auteurs que nous abordons, que l’héritage saint-simonien fut comparativement plus important à celui de R. Owen.

497.

Voir 1ère partie, chap. 2.

498.

Une première publication hebdomadaire est réalisée du 3 décembre 1831 jusqu’au 26 octobre 1832, puis après une interruption, une publication mensuelle est assurée d’octobre 1835 à octobre 1838.

499.

Voir notamment J. Valette [1981].