La notion de « socialisme associationniste » a été introduite par C. Gide et C. Rist pour nommer les auteurs ‘« qui ont cru que l’association’ ‘ libre pourra suffire à donner la solution de toutes les questions sociales pourvu qu’elle soit organisée dans certaines conditions – lesquelles varient d’ailleurs selon les systèmes »’ 500 . Ils incluent dans ce courant R. Owen, C. Fourier et V. Considérant, L. Blanc et implicitement P. Buchez, P. Leroux et E. Cabet. Plusieurs traits communs les caractérisent. Premièrement, ils supposent que la solution à la question sociale passe par un changement du milieu social au sein duquel les personnes agissent. Deuxièmement, ils se donnent pour fin l’émancipation et la liberté individuelle. Enfin, troisièmement, procédant à une critique forte du principe de concurrence, ils voient dans l’association un moyen économique de substitution non seulement efficace mais qui en même temps apporte une réponse à la question sociale et conduit à la liberté individuelles. Les auteurs socialistes associationnistes se démarquent ainsi clairement de la doctrine sociale autoritaire des saint-simoniens en ne recherchant pas la socialisation des moyens de production, mais le développement d’organisations intermédiaires, constituant le produit d’initiatives volontaires sans que l’action contraignante d’une institution supérieure ne soit requise. Comment dès lors situer l’associationnisme au sein des doctrines socialistes ? 501
En suivant les définitions canoniques du socialisme données par E. Durkheim et E. Halévy 502 , nous retiendrons ici deux points de la pensée associationniste. Pour E. Halévy, le socialisme naît en réaction à l’industrialisation et à l’économie politique classique ; ainsi, déclare-t-il, ‘« la meilleure manière d’éclairer la notion de socialisme, c’est de le définir en opposition à la doctrine économique’ ‘ libérale »’ 503 . Le socialisme associationniste s’inscrit dans cette ligne critique en montrant, à l’instar de P. Enfantin, les inégalités économiques et sociales causées par le système concurrentiel, mais au lieu de recourir à un principe hiérarchique, il recherche une voie économique médiane entre ordre et liberté, formant a posteriori un courant de « synthèse » entre le libéralisme économique et le socialisme dit autoritaire des saint-simoniens. Il trouve cette voie dans le principe d’association, source à la fois d’émancipation individuelle et de nivellement des conditions sociales, qui vient se substituer à l’individualisme des économistes, et qui en outre, possède l’avantage de combiner intérêt personnel et sentiment social. Fidèles à leurs prérogatives libérales, les auteurs associationnistes supposent que la transformation sociale, le passage de la concurrence à l’association, ne peut être en aucun cas imposé et doit rester libre, volontaire et donc progressif. La propriété individuelle n’est pas remise en cause, mais présuppose un changement dans la propriété des moyens de production dans la mesure où les associés deviennent propriétaires de leurs instruments de travail et du produit de leur travail. En définitive, il s’agit de développer une nouvelle économie politique redéfinissant les catégories usuelles de la concurrence et de la propriété privée sur les bases d’une conception désintéressée des comportements individuels.
Enfin, deuxième point, les doctrines socialistes, pour E. Durkheim, ‘« réclament le rattachement des fonctions commerciales et industrielles aux fonctions directrices et conscientes de la société »’ 504 . Le socialisme associationniste vise à son niveau à lier les activités économiques à des organisations intermédiaires, ou dans les termes d’E. Durkheim, à des ‘« centres secondaires, doués d’une certaine autonomie, groupes professionnels, corporations, etc. »’ 505 . La réorganisation sociale passe donc par la réinscription du champ économique au champ politique, objectif hors d’atteinte dans le cadre d’une économie fondée sur la libre concurrence et la propriété individuelle. Les auteurs associationnistes suivent en cela les choix théoriques autant de C. Fourier que de Saint-Simon qui déterminent les fonctions politiques à partir de principes économiques. Il s’agit en effet d’assurer non pas seulement une égalité et une liberté politiques au moyen de droits formels mais de trouver une solution à la question sociale en garantissant aussi l’égalité et la liberté économiques.
L’association détient dans cette perspective quatre avantages : économique, car l’organisation associative entraîne une production supérieure à l’organisation concurrentielle. La participation des travailleurs aux bénéfices de l’association permet en outre de développer la consommation et donc d’assurer un débouché à la production ; l’organisation associative de la production et de la consommation évite les crises de surproduction qui constituent pour P. Enfantin un défaut majeur de l’économie concurrentielle. Cependant, le socialisme associationniste en privilégiant davantage la coopération de production au détriment de l’association dans la consommation ne conduirait, selon C. Gide, qu’au développement d’un « égoïsme corporatif » et à de nouvelles formes de monopoles 506 . Les travailleurs-associés deviennent par l’association, propriétaires des moyens de production et négocient entre eux leurs rémunérations et l’utilisation des bénéfices générés par l’association. Avantage social dans un deuxième temps car les inégalités économiques régressent compte tenu des résultats économiques obtenus ; la baisse des conflits d’intérêts favorise la cohésion sociale. Avantage de justice sociale car la répartition des produits du travail est réalisée suivant les capacités individuelles, variant suivant les auteurs, entre le travail, le capital et les compétences individuelles ; toute personne peut trouver en même temps quelle que soit sa situation une activité économique susceptible de lui garantir un niveau de vie décent. Avantage moral enfin car l’association permet la formation de croyances communes et le développement de sentiments sociaux ; les personnes, pour P. Buchez ou P. Leroux, ne peuvent vivre en totale indépendance, sans idéal, ou sans lien, à partir duquel elles définissent un ensemble de valeurs partagées. L’association constitue un frein puissant à l’esprit individualiste en répondant aux aspirations sociales croissantes des sociétés modernes.
Le socialisme associationniste, rappelons-le, regroupe un ensemble d’auteurs hétérogènes, ne partageant pas constamment les mêmes idées économiques et politiques, ou du moins affichant certaines différences d’opinions qu’il sera ici difficile de négliger. Il serait en effet réducteur de réduire les écrits de P. Buchez, de P. Leroux ou encore de V. Considérant, pour s’en tenir ici aux auteurs étudiés, par leur appartenance commune à un courant de pensée, élaboré a posteriori, et dont ils n’avaient pas conscience.
P. Buchez, après avoir été saint-simonien, forme autour de la Société des Amis du Peuple en 1831 le journal L’Européen (1831-1832) 507 ,une école marquée par son adhésion aux valeurs du christianisme 508 . P. Leroux est d’abord un auteur libéral, il fonde Le Globe, en 1824 avec Paul-François Dubois et le cède à Michel Chevalier, saint-simonien en 1831 ; il quitte plus tard l’école saint-simonienne en 1832 ; il reprend en 1831 la Revue Encyclopédique (1831-1835) en compagnie d’Hippolyte Carnot et Jean Reynaud ; il fonde la Revue Indépendante (1841-1843) en 1841 avec Georges Sand et Louis Viardot ; enfin, il crée en 1845 avec son frère Jules Leroux la Revue sociale (1845-49) 509 . Il mène ainsi une activité intellectuelle intense mais sans former autour de lui une école de pensée structurée 510 . Enfin, V. Considérant, adhérant à la doctrine sociale de C. Fourier, crée, en 1832 le journal la Réforme Industrielle (1832-1834) 511 ; il devient le responsable attitré de l’école fouriériste orthodoxe donnant une interprétation « policée » des ouvrages de C. Fourier marquée par son orientation économique 512 .
On peut néanmoins, au-delà de la diversité des trajectoires intellectuelles et de leurs différences théoriques, inscrire leurs écrits dans une perspective commune, de recherche d’une voie médiane, « synthétique », entre le libéralisme économique et politique et le socialisme dit autoritaire. Il s’agit de trouver la formule sociale qui répond efficacement autant à la liberté individuelle qu’à l’ordre social.
C. Gide et C. Rist [2000 (1944), pp. 256-258].
Nous avons préféré ne pas désigner Saint-Simon et P. Enfantin comme socialistes et nous ne le ferons pas non plus pour C. Fourier car le terme devient d’usage courant en France surtout après 1835 environ, il n’est pas connu de Saint-Simon, C. Fourier le conteste, et P. Enfantin semble ne pas l’employer. Nous l’utiliserons à l’inverse pour tous les auteurs qui se sont réclamé du socialisme ou qui ont manifesté certaines sympathies à l’égard de ses thèses. P. Buchez, par exemple, ne parle pas de socialisme mais de « collectisme » ; on supposera ici que les termes sont relativement proches. P. Leroux d’abord réticent accepte qu’on l’intègre à la pensée socialiste à partir de 1845, voir P. Régnier [1982-1983, pp. 270-286].
E. Durkheim [1992 (1928), pp 48-49] et E. Halévy [1974 (1948), p. 33].
E. Halévy[Ibid., p. 33].
E. Durkheim [Op. cit., p. 48].
E. Durkheim [Ibid., p. 49].
C. Gide [1900 (1889), p. 103], voir aussi C. Gide [1905, p. 401] et 2nde partie, chap. 2.
Il est de nouveau publié à partir d’octobre 1835 jusqu’en octobre 1838.
Ses principes membres sont Pierre-Célestin Roux-Lavergne, Marius Rampal, Auguste Ott, les frères Alisse, le Dr Auguste Boulland, Varagnat, voir J.-B. Duroselle [1951] et F. A. Isambert [1967].
Il dirige à partir de 1845 l’Eclaireur de l’Indre (1845-48) avec Pauline Roland et Grégoire Champseix ; il édite enfin l’Espérance (1858-59).
Voir notamment J.-P. Lacassagne [1994] et aussi J.-J. Goblot [1977] pour la période libérale de P. Leroux.
Encore intitulé Le Phalanstère, journal se proposant la fondation d’une phalange, réunion de 1100 personnes associées en travaux de culture, fabrique et ménage. Le 4 janvier 1833, il devient journal des intérêts généraux de l’industrie et de la propriété, enseignant l’art d’organiser sociétairement les travaux de culture, fabrique, ménage, commerce, éducation, sciences et beaux-arts. Il crée en 1836 La Phalange (1836-1843) et une librairie phalanstérienne. Enfin, en 1843, il crée un troisième journal La Démocratie pacifique pour les intérêts des gouvernements et des peuples (1843– 1851).
Voir H. Desroche [1976] et M. Vernus [1993].