b – L’organisation des associations ouvrières

P. Buchez effectue, on l’a vu précédemment, deux reproches essentiels aux économistes contemporains : d’une part, leur objet d’étude restreint à la satisfaction des besoins matériels est trop limité, et d’autre part, leur méthode individualiste ne peut qu’entraîner un discours théorique partiel et non exhaustif de la « réalité sociale ». Au premier écueil, il montre que l’économie politique doit se fixer un but social, tenant compte des intérêts matériels, mais situés dans une structure sociale les englobant. Les économistes auront donc à rendre compte autant de mobiles économiques que non économiques dans leur analyse de la production et de la distribution des biens. L’économie politique, dans cette perspective, s’apparente à une science de la société envisagée comme une théorie de « la motricité et de la conservation sociales » 546  ; le but social duquel on déduit un premier type d’institutions sociales assure la « résistance », c’est-à-dire le mode d’organisation du travail 547 . La cohésion sociale ainsi atteinte, les économistes doivent déterminer ensuite les institutions sociales susceptibles de conduire au progrès social. Mais, il importe avant toute chose de définir le but social et les moyens d’y répondre. La contribution individuelle de chaque travailleur est évaluée à l’aune de son utilité sociale 548  ; l’amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre étant évidemment l’objectif poursuivi.

La détermination du mode d’organisation du travail va ainsi permettre à P. Buchez de répondre au deuxième problème de méthode sur lequel butent les économistes contemporains. Il existe en effet deux démarches possibles : la méthode a posteriori des économistes et la méthode a priori choisie ici pour déterminer le mode d’organisation du travail. Cette dernière ‘« procède de haut en bas, du but général aux spécialités, du collectisme aux individus. De cette manière, rien de ce qui est nécessaire à l’œuvre n’est oublié ; et l’unité se retrouve partout »’ 549 . Elle permet en particulier de définir au mieux, compte tenu du but social défini préalablement, la production et la distribution des produits économiques ; rien par conséquent dans l’organisation économique n’est employé inefficacement, ou du moins de manière contraire à l’intérêt général 550 . Le capital n’est plus utilisé à l’encontre des intérêts du travail mais à son profit dans la mesure où les décisions de production vont être désormais prises en fonction des débouchés réels de la consommation. L’individualisme s’en trouvera d’autant plus réduit que les intérêts du capital et du travail seront convergents. A terme, il s’agit bien d’organiser collectivement la production et la distribution des biens mais sous l’action volontaire des producteurs sans qu’aucune contrainte institutionnelle ne soit requise.

Une fois ces alternatives théoriques définies, quelles en sont les modalités pratiques ? Quelle solution apporter au problème suscité par la division en classes de la société ? L’association dans la production constitue une première réponse que P. Buchez propose dans L’Européen en 1831. La réforme économique vise par extension l’organisation complète de l’économie par l’association. Il est question en effet de confier, dans toutes les branches de l’économie (agriculture, industrie, etc.), l’organisation de la production et de la distribution à des associations spécialisées ; chacune étant régie par des règles de fonctionnement internes. Toutes ces associations, partageant le même but social, acceptent le contrôle d’« une administration industrielle » dont la fonction consiste à harmoniser la production et la consommation afin de mettre fin aux crises de surproduction qui affectent les sociétés industrielles 551 .

Pour autant, plusieurs contraintes empêchent la réalisation directe de cette organisation associative de l’économie. Premièrement, certains secteurs économiques se prêtent mal à l’association, particulièrement dans la grande industrie où les travailleurs ne possèdent aucune spécialité qui puisse leur permettre de constituer leur association de production. Deuxièmement, enfin, l’association dans l’agriculture reste aussi difficile à pratiquer compte tenu de l’existence d’une propriété foncière importante. Pour le restant de l’économie, c’est-à-dire pour la petite industrie, la production artisanale, etc., les ouvriers disposent tous de qualifications à partir desquelles ils peuvent s’associer. P. Buchez définit ainsi trois étapes à la réforme économique. La première, que nous venons de décrire, est la partie critique du système économique concurrentiel ; ce dernier, instable tant sur le plan économique que social, rend inévitable la réforme économique. Celle-ci devra agir directement sur « les conditions matérielles ou industrielles » dans lesquelles sont réalisées la production et la distribution des biens 552 . La seconde étape, de transition, correspond à l’application pratique de la réforme économique. La production par association ne pouvant être entreprise uniformément, le changement économique se fera progressivement dans les secteurs où la pratique associative est rendue problématique, et si possible avec le soutien du pouvoir législatif. Enfin, la troisième et dernière étape sera atteinte lorsque tous les secteurs économiques seront organisés sur le principe de l’association.

Il reste donc à déterminer les principes d’organisation de l’étape de transition. Les ouvriers peu qualifiés de la grande industrie, et, les ouvriers agricoles où la propriété foncière prédomine, ne peuvent réaliser une production par association. Pour les premiers, P. Buchez préconise la formation de syndicats régionaux et professionnels, composés des représentants des ouvriers salariés et des employeurs et présidés par des délégués des pouvoirs publics, dont l’objectif serait la fixation des salaires. Les ouvriers doivent dans cette perspective s’inscrire volontairement aux organisations syndicales, et, ne pas accepter des emplois où les salaires sont inférieurs aux taux négociés par les syndicats concernés. La « volonté du gouvernement » est donc ici primordiale. Pour les seconds, il fait allusion à un programme de « mobilisation de la propriété foncière » 553 , mais ne fournit aucune information sur son contenu. On en connaît simplement le terme, à savoir l’établissement de « communautés agricoles », par conséquent d’une organisation associative de la production agricole. Ces deux problèmes partiellement traités, P. Buchez envisage le cas des ouvriers disposant d’une compétence professionnelle, situés majoritairement dans la petite industrie, mais aussi mais en moins grand nombre dans la grande industrie 554 . Pour chaque spécialisation, une association de production peut être formée. Chacune doit ainsi réunir un nombre déterminé d’ouvriers, constituer un contrat de société répondant à la législation en vigueur, et, établir leur activité sous les quatre conditions suivantes 555 .

Première condition, les ouvriers assurent par eux-mêmes les décisions et le contrôle de la production. Pour cela, ils nomment un ou deux gérants qui assurent la direction de l’association. Ils forment à cet effet un premier capital se composant ‘« des outils proprement dits, de l’atelier, des matières premières et des sommes nécessaires à l’exploitation »’ 556 . Deuxième condition, les salaires sont payés à la tâche ou à la journée et suivant les compétences de chacun 557 . Troisième condition, les intérêts du capital formant les bénéfices sont répartis pour quatre-vingt pour cent entre les associés 558 et les caisses de secours (accidents du travail, chômage, etc.) créées par les associés, et pour les vingt pour cent restant au « capital social » de l’association 559 . Quatrième et dernière condition, ce dernier capital social est inaliénable et augmente donc chaque année du vingtième des bénéfices générés par l’association. Cette dernière est déclarée ‘« perpétuelle par l’admission continuelle de nouveaux membres » ; ce fonds de capitaux, « inaliénable indissoluble »’, n’étant la propriété d’aucun associé, permet d’éviter ainsi les problèmes d’héritage qui constituent pour P. Buchez une des causes principales des inégalités sociales entre propriétaires et non propriétaires 560 . L’association, débutant avec un nombre restreint d’ouvriers, mise sur l’augmentation de son capital social pour étendre ses activités et ainsi intégrer de nouveaux associés. Par essaimage, progressivement, l’association ouvrière devient le mode de production dominant et se substitue au régime concurrentiel.

Néanmoins, ce projet d’association ouvrière présente deux écueils majeurs. D’une part, la constitution d’un capital de départ par les ouvriers relève de la gageure compte tenu des faibles épargnes dont ils disposent à cette période. D’autre part, l’établissement d’un contrat de société « perpétuelle » et la formation d’un capital social inaliénable sont interdits par la loi. Pour le premier problème, P. Buchez envisage la création d’une « Caisse générale de crédit public », constituée de banquiers, d’industriels, etc., recueillant des capitaux par la collecte des impôts et de divers placements, et ayant pour mission d’aider les associations à constituer leur premier fonds de capitaux, de financer la production industrielle, et aussi, par les données statistiques qu’elle centraliserait, de fournir aux producteurs les informations nécessaires sur les besoins de production ; une fois de plus, l’intervention de l’Etat semble ici indispensable 561 . Le second problème peut être résolu de deux manières : soit la législation opère une modification des textes de loi en vigueur et légalise le principe d’un capital social inaliénable et indissoluble et celui du contrat de société perpétuel 562  ; soit, si aucun changement législatif n’est effectué, elle doit miser sur le désintéressement des ouvriers-associés afin qu’ils ne quittent pas l’association avec la part de capital qui leur revient de droit. Rien ne semble a priori devoir s’opposer à la réalisation de cette dernière option. Mais l’optimisme de P. Buchez est vite contredit par les expériences associatives infructueuses dont il est le témoin ; il n’envisagera en effet la nécessité d’un changement législatif qu’en 1837 lorsque après les échecs rencontrés par plusieurs essais d’association, il abandonne l’hypothèse de la spontanéité du désintéressement, se réalisant avec le développement de l’association, et fait de l’éducation morale, un préalable à toute réforme économique.

Notes
546.

P. Buchez [Ibid, p. 340].

547.

« L’industrie est le moyen de conservation des individus qui forment la chair sociale ; par suite la production, et la distribution des produits industriels », P. Buchez [Ibid., p. 346-347].

548.

« Le salaire industriel doit être en raison de l’intérêt que la société porte à la conservation des individus », P. Buchez [Ibid., p. 354].

549.

P. Buchez [Ibid., p. 358].

550.

C’est dans l’échange économique que « se manifeste le plus matériellement […] pour les individus, la nature, et la tendance du but collectif », P. Buchez [Ibid, p. 359].

551.

P. Buchez et P.-C. Roux [Op. cit., p. XI].

552.

P. Buchez et P.-C. Roux [Ibid., p. XI].

553.

P. Buchez et P.-C. Roux [Ibid., p. XII].

554.

Ouvriers dont « l’habileté est le principal capital et qui travaillent avec peu d’instruments ». Cette compétence acquise par un apprentissage important leur permet de plus de détenir une relative liberté d’action, P. Buchez [1831b, p. 36].

555.

Sous forme de « Société de commerce » répondant à l’article 1842 du Code civil et à l’article 48 du Code de commerce. Les principaux éléments du projet d’association sont développés dans l’article du premier Européen, « Moyen d’améliorer la condition des salariés des villes », et, dans la Préface du trente-deuxième tome de l’Histoire parlementaire de la Révolution française. On notera par ailleurs deux influences possibles de l’idée d’association ouvrière, en excluant ici l’influence revendiquée de la pensée de Saint-Simon, et celle, récusée mais néanmoins réelle des saint-simoniens : une première datant de l’année 1826 en tant que membre du Producteur saint-simonien lorsque P. Buchez prend vraisemblablement connaissance des expériences réalisées par Robert Owen par l’intermédiaire des textes de J. Rey ; une seconde, enfin, relative aux tentatives ouvrières d’association. Trois mois avant la publication de l’article dans L’Européen posant les statuts de l’association ouvrière, des ouvriers menuisiers avaient rédigé les statuts d’une première association ouvrière de production ; ces statuts furent publiés un an plus tard dans L’Européen, voir sur ce point précis J. Régniez [Op. cit., p. 83 ; p. 102] et pour les points précédents F. A. Isambert [Op. cit., pp. 82-120].

556.

P. Buchez et P.-C. Roux [Op. cit., p. VIII].

557.

P. Buchez adopte ici une règle à peu près équivalente à la formule saint-simonienne, voir F. A. Isambert [Ibid., pp. 80-120].

558.

Partage effectué en proportion du travail effectué par chacun des associés sur l’année, P. Buchez et P.-C. Roux [Op. cit., p. VIII].

559.

Il ne s’agit plus du cinquième mais du sixième des bénéfices en 1837, P. Buchez [Ibid., p. VIII.].

560.

P. Buchez [Op. cit., p. 36].

561.

Voir pour plus de détail le texte « Caisse générale de crédit public » dans le premier Européen publié en mars 1832, P. Buchez [1832b ; 1832c]. On notera une fois de plus la parenté de cette idée avec le projet saint-simonien d’une « Banque générale commanditaire de l’industrie » (voir 1ère partie, chap.2, § 2.2.d).

562.

P. Buchez et P.-C. Roux [Op. cit., p. XII].