c – Les objectifs de la réforme économique

En quoi finalement l’économie associative définie par P. Buchez est-elle supérieure au système concurrentiel ? Quatre séries d’avantages sont attendus de la réforme économique.

D’abord, elle vise nécessairement à une amélioration de la situation matérielle de tous les membres de la société et en premier lieu des travailleurs les plus démunis. Une hausse de la production et une meilleure répartition des biens constituent de fait des résultats espérés d’une part parce que la production organisée collectivement permet d’augmenter la productivité du travail, et d’autre part, car la distribution s’effectue selon le travail fourni sans qu’aucun prélèvement sur le capital ne vienne réduire les salaires ouvriers. En outre, les biens produits trouvant toujours leurs débouchés, et, à des prix de vente jamais inférieurs à leurs coûts de production, la rémunération du travail ne tend pas à la baisse contrairement au régime concurrentiel. La fin des crises de surproduction, et, des crises financières qui leur succèdent, mettent fin aux périodes récurrentes de pénurie d’emplois et donnent pour chaque producteur l’assurance du travail.

L’économie associative entraîne ensuite une réduction des inégalités sociales et favorise donc la conciliation des intérêts des propriétaires et des producteurs. D’ailleurs, la distinction entre propriétaires et non propriétaires n’a plus de sens dans la mesure où les travailleurs accèdent à la propriété privée en percevant une partie des bénéfices obtenus. Ce dernier point nous conduit à la troisième conséquence.

Ce qu’il importe en effet de bien considérer dans les réformes économiques d’inspiration saint-simonienne au cours de ces années 1830 tient à leurs finalités politiques ; on les retrouvera d’ailleurs autant chez V. Considérant, chez P. Leroux que chez P.-J. Proudhon. Les intérêts des travailleurs restent dépendants des intérêts des propriétaires. Il faut donc renverser cet état de fait en subordonnant le capital au travail. L’association, parce qu’elle rend le travailleur propriétaire de ses moyens de production, permet d’opérer dans le champ économique ce renversement 563 . Mais ce changement dans l’organisation de la production porte directement à conséquence sur le fonctionnement politique de la société puisque les travailleurs, affranchis de la tutelle des propriétaires du capital, retrouvent un pouvoir de décision qu’ils mettent en oeuvre notamment dans leurs activités au sein de l’association. Aussi, P. Buchez se différencie des autres auteurs « associationnistes » en ce qu’il compte sur le dévouement des producteurs pour le développement de son projet économique. Car la pérennité de l’organisation associative repose essentiellement sur les sacrifices individuels que les associés s’accorderont mutuellement 564 . On en déduit ainsi le quatrième et dernier but moral de la réforme économique, à savoir l’effacement de l’intérêt individuel devant le désintéressement, du « sentiment personnel du droit » devant « le sentiment du devoir » 565 . Il existe deux états sociaux possibles : un premier fondé sur l’« égoïsme » et dont l’organisation concurrentielle de l’économie est représentative, et, un second reposant sur le « dévouement », constitutif du principe d’association, et, ‘« où il y a prévoyance, où chaque génération est appelée à travailler pour la génération qui suit [...] ; où les intérêts sont coordonnés, et chacun paisible dans sa fonction ; c’est-à-dire où les moeurs sont pures, la raison des faibles guidée par celle des forts, et les travaux appréciés à leur valeur »’ 566 . Les bénéfices économiques, sociaux et politiques obtenus par l’organisation associative dans la production résultent ainsi du désintéressement des associés. Mais un désintéressement dans son sens le plus strict puisqu’il se définit comme un sacrifice individuel excluant toute idée d’« intérêt bien entendu » 567 . En d’autres termes, il suffit simplement d’opérer une modification des conditions d’organisation du travail du système économique pour que se réalise spontanément la pratique du désintéressement. La domination de l’individualisme s’explique alors par les conditions dans lesquelles la production et la répartition des biens sont aujourd’hui effectuées. Le principe de concurrence conduit au développement de l’égoïsme ; le mode d’association, à l’inverse, au désintéressement. Or, le bien moral et social, pour P. Buchez, ‘« c’est le dévouement, c’est le sacrifice ; car sans eux point de confiance, point de justice, point de société »’ 568 . Aussi, si dans L’Européen, puis encore en 1833, dans l’Introduction à la science de l’histoire ou science du développement de l’humanité, le désintéressement relève d’un mobile d’action spontané, les écrits postérieurs remettent en cause cette hypothèse et montrent la nécessité d’un apprentissage social du désintéressement 569 .

Notes
563.

« La rétribution la plus considérable reviendrait à celui qui, dans le travail , opère l’œuvre la plus immédiatement productive, où les rôles de fortune et de richesse seraient renversés », P. Buchez et P.-C. Roux [Ibid., p. XI].

564.

L’organisation industrielle doit être établie de façon à ce qu’un producteur « pour s’avancer dans la hiérarchie industrielle, [soit] obligé de renoncer à de grands avantages matériels pour en prendre de moindres ; de telle sorte enfin que le dévouement , même dans cet ordre des choses, pût se manifester par un signe incontestable », P. Buchez et P.-C. Roux [Ibid., pp. X-XV].

565.

P. Buchez et P.-C. Roux [1835, p. 1].

566.

P. Buchez [1833, p. 7].

567.

« L’association dans le travail n’est pas possible si chacun ne renonce à l’égoïsme , et ne s’oublie lui-même pour penser aux autres », P. Buchez et P.-C. Roux [Op. cit., p. XIII].

568.

P. Buchez [Op. cit., p. 6].

569.

La préface du trente-deuxième tome de l’Histoire parlementaire de la Révolution Française, publié en 1837, est sur ce point fréquemment cité, voir J.-B. Duroselle [Op. cit., pp. 86-88] et F. A. Isambert [Op. cit., p. 81].