a – Le dévouement par l’association

L’économie politique de P. Buchez, autrement appelée « Physiologie sociale », suppose la définition d’un but social, d’une fin partagée et commune à tous les membres de la société au moyen de laquelle ils puissent satisfaire leur besoin de sociabilité 573 . Car P. Buchez part d’emblée de l’idée d’un désintéressement spontané, nécessaire à l’organisation économique 574 . Dans cette perspective, l’individualisme ne saurait constituer un état social durable. Il correspond à une période d’« analyse » marquée par l’absence de doctrine sociale générale, à laquelle doit succéder une période de « synthèse » où le but social surpasse tous les intérêts particuliers 575 . L’histoire sociale se présente toujours comme un mouvement alterné entre analyse et synthèse, entre le choix de l’intérêt individuel ou celui de l’intérêt général. Mais jamais cette antinomie n’a été dépassée. Or, P. Buchez croit au développement prochain d’une synthèse‘« plus complète qu’aucune de celles antérieures, c’est-à-dire aussi unitaire qu’individualiste »’ 576  ; la réforme économique par l’association en serait alors un élément déterminant.

La tâche de l’économie politique s’en déduit de manière explicite. Elle consiste à déterminer les principes de l’organisation économique qui répondent au mieux aux deux critères de la synthèse, à savoir la définition du mode de production et de répartition compatible avec le but social, et, le respect des intérêts particuliers. Toutes les actions économiques doivent par conséquent s’appuyer sur une finalité sociale commune et partagée, c’est-à-dire subvenir aux besoins de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Mais à la différence des saint-simoniens, l’inspiration religieuse ne prête chez P. Buchez à aucune ambiguïté. Le but social se confond avec la doctrine morale chrétienne 577 . C’est au travers de celle-ci que les membres de la société exprimeront spontanément leurs sentiments désintéressés.

L’organisation économique et sociale est certes, importante pour expliquer le choix au niveau individuel du dévouement ou de l’égoïsme, mais il importe aussi de tenir compte des motivations propres de la personne. Ainsi, P. Buchez dissocie d’une part l’étude des modes d’organisation économique et sociale de la société, l’économie politique ou encore la « physiologie sociale », et d’autre part, l’analyse du « sentiment  » de la personne, de ses mobiles d’actions, c’est-à-dire la « physiologie individuelle » 578 . Toute action individuelle répond ainsi d’une alternative entre deux options opposées : soit le « besoin de conservation », duquel émerge l’égoïsme ; soit le « besoin de sympathie », d’où naît le dévouement. P. Buchez affirme donc dans un premier temps l’antinomie des sentiments individuels se rattachant à une série d’oppositions implicites entre l’individuel et le social, l’intérêt matériel et le principe spirituel, l’action instinctuelle et l’action raisonnée. Comment se détermine dès lors le choix individuel ? Il dépendra à la fois de l’organisation économique et sociale et des inclinations personnelles propres à chacun. Une société inégalitaire et individualiste verra le besoin de conservation l’emporter sur le besoin de sympathie. La société française de ce début de XIXe siècle, encore dans sa période critique, l’illustre. Mais les conditions économiques et sociales ne sauraient complètement expliquer le comportement individuel. La personne est en effet douée de raison lui permettant de se défaire d’« impulsions instinctives » trop envahissantes, car le désintéressement constitue un « besoin rationnel », réfléchi et volontaire. Par conséquent, il subsiste toujours même dans les périodes critiques les plus individualistes un besoin social de dévouement motivé rationnellement 579 .

Le désintéressement relève donc premièrement, d’actions individuelles, volontaires, procédant de décisions raisonnées et autocritiques à l’encontre des choix égoïstes, et deuxièmement, des conditions économiques et sociales dans la mesure où elles permettent d’organiser la production et la répartition des biens en fonction d’un but social préalablement défini. La réforme économique trouve ici sa légitimité et sa « raison d’être ». Le projet de P. Buchez, comptant sur les effets incitatifs de l’association, vise en effet à la pratique volontaire du désintéressement. Mais celui-ci se propose, on retrouve là un point caractéristique des réformes économiques de cette période,  d’unir intérêt général et intérêts particuliers, en d’autres termes de satisfaire autant les « besoins de sympathie » que les « besoins de conservation ». Les membres de la société surmontent dans cette perspective leurs penchants individualistes par leur participation commune, au moyen de l’association, au même but social. Ce dernier, en tant que principe moral et religieux, et, fondé sur une « espérance plus assurée et étendue » que l’« égoïsme instinctif », dessine les traits d’un nouvel intérêt individuel, non plus autocentré mais tourné sur autrui 580 .

On peut objecter à P. Buchez qu’en définitive il récuse même le principe de l’intérêt individuel dans la mesure où sa réalisation implique un effacement des fins individuelles au profit d’un but social jugé supérieur. Cette objection est en partie fondée, mais au moins deux contre-arguments peuvent lui être opposés. Premièrement, P. Buchez suppose, inspiré en cela par sa conception chrétienne de la société, qu’‘« un être ne peut avoir du sentiment’ ‘ de lui-même, que par ses rapports avec les autres »’ ; il ajoute plus loin ‘« parce que tout dévouement’ ‘ engendre, et donne, tout dévouement produit existence et sentiment dans le monde spirituel ; et parce que l’égoïsme’ ‘ reçoit seulement et consomme, ailleurs il se trouve sans contact, nul après mourir, comme avant d’avoir reçu »’ 581 . En somme, il est de l’intérêt même de la personne de pratiquer le désintéressement ; refuser ce principe revient pour P. Buchez à nier sa personnalité ; la personne trouve de fait son indépendance individuelle dans le dévouement dont elle fait preuve. Enfin, deuxièmement, l’action individuelle reste toujours volontaire, produit du libre arbitre. Il n’est pas question d’imposer un pouvoir de coercition et de contraindre à un désintéressement non désiré. La réforme économique doit respecter les libertés individuelles.

Dans ces premiers écrits jusqu’à l’Introduction à la science de l’histoire, P. Buchez estime suffisant la seule réforme économique par l’association pour réactualiser la « formule sociale chrétienne » de l’égalité entre les hommes 582 . Devant le faible ralliement que son projet d’association ouvrière suscite, il s’interroge sur la réalité des sentiments désintéressés et en vient à faire de l’éducation morale une condition a priori de la réforme économique 583 .

Notes
573.

P. Buchez [Op. cit., p. 45].

574.

P. Buchez suit une conception téléologique de l’évolution sociale déterminée par un progrès du sens moral : « ce dévouement à des intérêts qui ne connaîtront pas leurs bienfaiteurs ; ces sacrifices qui ne recevront pas même un salaire de reconnaissance ; toutes ces nobles passions qui se plaisent dans la générosité et le désintéressement  ; cette loi de l’esprit plus forte que notre volonté, que nos instincts, que notre égoïsme , qui nous force à l’œuvre dès qu’on l’a vue […]. Nous avons conscience d’une tâche dont nous sommes tous ouvriers solidaires, et que le progrès de l’humanité accomplit », P. Buchez [Ibid., p. 63].

575.

P. Buchez s’inspire ici de la distinction saint-simonienne entre période critique et période organique.

576.

P. Buchez [Ibid., p. 224].

577.

Au sens étymologique, le terme « Religion » signifie « relier à » ; P. Buchez l’emploie bien à l’instar des saint-simoniens dans ce sens lorsqu’il souligne notamment : « la religion unit l’individu à l’ensemble ». Mais il va plus loin que P. Enfantin lorsqu’il identifie le « collectisme » à l’état religieux et l’individualisme à l’état irréligieux. Il ajoute : « dans l’état social, synthétique ou religieux, les buts des nations, des générations, et des individus sont des devoirs déduits de la fonction de l’humanité », P. Buchez [Ibid., pp. 213-217].

578.

P. Buchez [Ibid., pp. 235-271].

579.

Une société dans laquelle la « personnalité [est] toujours menacée, et la met toujours en jeu [crée] au cœur une hostilité, une crainte, une irritation continue, qui ne permettrait chez ses croyans ni confiance, ni épanchemens, ni amitié, s’ils lui restaient tout-à-fait fidèles, et si leur nature d’homme, plus forte que leur théorie, ne les en faisait pas sortir », P. Buchez [Ibid., p. 40].

580.

« Le sentiment moral [donne] une volonté d’amour qui fait prédominer les besoins de sympathie, et d’épanchement, sur les appétits instinctifs, et de conservation, et [donne] un désir qui subordonne les inspirations égoïstes, qui se puisent dans le temps, à un égoïsme d’espérances infini », P. Buchez [Ibid., p. 266].

581.

P. Buchez [Ibid., p. 388].

582.

Celle-ci rappelle-t-il « fut celle du dévouement des uns envers les autres, par lequel chacun devait se faire l’esclave volontaire de tous, et de chacun. Dès ce jour, il y eut une loi morale entre les gouvernans et les peuples, celle encore du dévouement en vertu duquel le plus grand et le plus puissant devait se faire le serviteur des plus petits, et des plus faibles », P. Buchez [Ibid., p. 531].

583.

P. Buchez et P.-C. Roux [Op. cit., p. VIII].