L’idée de désintéressement chez P. Buchez doit être comprise dans son sens le plus étroit. Le « besoin de sympathie » naît de « l’activité sentimentale d’aimer » et prend la forme du dévouement, voire du sacrifice, dans ses réalisations concrètes 584 . Elle suppose le rejet volontaire de l’intérêt individuel et témoigne par ailleurs de l’existence d’un but social supérieur à toutes considérations individuelles 585 . La constitution d’un capital social inaliénable et indissoluble en donne d’ailleurs une illustration topique au niveau économique. Cette forte exigence explique peut-être pourquoi le projet d’association ouvrière fut un demi-échec du moins selon P. Buchez. Car si la société française en 1837 reste encore tant dominée par l’individualisme, elle le doit uniquement à l’influence négative exercée par les doctrines sociales hédonistes, celles relevant de la « doctrine du bonheur » pour P. Buchez, et qui ont fait depuis le XVIIIe siècle, de la « libre satisfaction des appétits » la finalité de tout comportement individuel 586 . Elles ont développé et conforté les penchants égoïstes de la personne. De même, à quoi imputer le refus d’envisager de réelles solutions aux crises commerciales récurrentes depuis le début du XIXe siècle sinon à l’individualisme des comportements ?
Cependant, une telle organisation sociale ne peut se maintenir longtemps ne serait-ce parce que les inégalités sociales radicalisent les conflits d’intérêts, mais surtout car un système économique ne peut entretenir indéfiniment une consommation improductive toujours réservée à une minorité de la population. De plus, l’évolution sociale de la société a été marquée par un certain progrès qui aurait été inatteignable avec un individualisme total.
L’objectif de toute réforme économique consiste donc à créer les conditions économiques et sociales du progrès social. Or, celui-ci reste fondamentalement antinomique du principe de l’intérêt individuel. Il implique en effet le développement de « devoirs volontaires que l’état actuel de la société industrielle rend [impraticable] au plus grand nombre de salariés ; car l’égoïsme ne doit rien à l’égoïsme, et l’un n’a rien à réclamer à l’autre » 587 . Le renversement de cet état social passe, selon P. Buchez, par la formation d’associations ouvrières de production notamment, auxquelles il adjoint « l’établissement d’une caisse de crédit […] et plus tard […] la mobilisation de la propriété foncière » 588 . Mais là où dans ces projets précédents, P. Buchez misait sur le développement spontané du dévouement pour constituer cette organisation économique associative, il fait appel en 1837 d’une part, au législateur pour favoriser leur institution, et d’autre part, au sens moral des membres de la société pour se défaire de leurs penchants égoïstes auxquels ils sont encore trop attachés. Ce dernier point marque une rupture avec les écrits précédents de P. Buchez : le changement institutionnel, la réforme économique, ne suffit plus au développement d’une économie fondée sur le désintéressement. Une éducation morale, chrétienne, du dévouement constitue en effet une condition préalable. Elle suppose le renoncement au principe de l’intérêt individuel. Cet apprentissage risque d’être d’autant plus long que l’emprise de l’individualisme est aujourd’hui ancrée dans les représentations individuelles 589 . Cette éducation n’est pas seulement morale mais aussi économique dans la mesure où le principe d’association est supposé supérieur en termes d’efficacité économique au principe de la concurrence. Les travailleurs doivent comprendre dans cette perspective que le sacrifice constitue le fondement d’une économie productive, et que le paupérisme et les crises de surproduction cesseront le jour où ils auront volontairement développé leurs associations de production 590 . Mais, pour autant, P. Buchez n’oublie pas qu’une des difficultés essentielles se posant au développement d’une économie associative reste la faiblesse de l’épargne ouvrière, et qu’outre la barrière morale, une contrainte matérielle subsiste. La « Caisse de crédit public » doit suppléer à ce défaut de capital initial mais le changement économique ne pourra être instantané, seulement progressif. En définitive, il s’agit autant pour les propriétaires que pour les non-propriétaires de se départir de l’idée selon laquelle la libre satisfaction de l’intérêt individuel conduit au bien-être. Car l’expérience a montré, pour P. Buchez, que celui-ci n’est jamais atteint par ceux « qui le recherchent avec une intelligence d’égoïste », mais qu’il repose sur une morale du sacrifice 591 . Aucun « intérêt bien entendu », aucune réciprocité, ne doivent être attendus de l’action désintéressée 592 ; toute personne est redevable de la société, elle lui doit tout. C’est pourquoi, l’individualisme ne peut être qu’une erreur, « une négation de la société » 593 .
On retrouve chez P. Buchez la distinction effectuée par P. Enfantin entre association de producteurs et principe de comportement. Aussi, l’association prend ici une signification plus précise. Il s’agit en effet de développer une économie basée sur les associations de production dans lesquelles les travailleurs deviennent les propriétaires des moyens de production. Les décisions de production doivent obéir aux besoins de la consommation afin de mettre fin aux crises de surproduction. La conciliation des intérêts particuliers constitue un second objectif de la réforme sociale proposée par P. Buchez. L’association en créant un nouveau milieu social permet de subordonner le capital au travail et donne aux travailleurs une autonomie d’action qu’ils ne disposent pas dans le système économique concurrentiel fondé sur la propriété privée du capital.
Néanmoins, P. Buchez se différencie de P. Enfantin sur la fonction qu’il prête au comportement désintéressé. Cette divergence transparaît d’abord dans l’organisation interne de l’association de production où les associés reversent une proportion de l’intérêt du capital dont ils sont les propriétaires à un « fonds social inaliénable et indissoluble ». L’association n’est pas un instrument, à l’instar de P. Enfantin, qui vient récompenser les producteurs les plus capables, mais un moyen pour les travailleurs de satisfaire leurs fins à la fois économique et sociale. Association et désintéressement entretiennent ainsi des rapports étroits. L’action associative exclut d’emblée l’idée d’un « intérêt bien entendu » ; elle suppose un désintéressement explicite, une « morale du sacrifice » dans laquelle la sociabilité vaut autant que les besoins matériels. Si l’éducation économique et morale est importante, elle l’est non pour conforter l’organisation hiérarchique de l’association, comme le suppose P. Enfantin, mais pour l’apprentissage des devoirs sociaux acquis par chaque associé.
P. Buchez recherche ainsi par l’association à opérer la « synthèse » des périodes « unitaire et individualiste », c’est-à-dire la combinaison sociale de l’intérêt individuel et du désintéressement ; le premier restant cependant subordonné au second. Il ne répond à cet objectif que partiellement en ce sens que l’efficacité économique de l’association est d’abord et avant tout dépendante des sacrifices individuels que les associés se rendent mutuellement. Le devoir social n’efface-t-il pas en définitive la liberté économique de l’associé ? P. Leroux adopte d’emblée une position beaucoup plus libérale.
P. Buchez [1833, p. 269].
P. Buchez [1838, p. 46]. P. Buchez ajoute notamment : « la perfection humaine n’a d’autres fins que les autres », plus loin, « l’état social en effet repose sur les sacrifices que chacun de ses membres fait incessamment à la masse », P. Buchez [Ibid., p. 46 ; p. 482].
P. Buchez et P.-C. Roux [Op. cit., p. VI].
P. Buchez et P.-C. Roux[Ibid., p. XI].
P. Buchez et P.-C. Roux[Ibid., p. XI].
Si « chacun est enfermé dans la considération de son intérêt particulier ; c’est que chacun ne voit que lui-même, et ne s’occupe des autres que lorsque les autres le forcent à penser à eux », P. Buchez et P.-C. Roux [Ibid., p. XV].
P. Buchez souligne à ce titre que le dévouement constituait dans le passé le « principe des richesses les plus solides », P. Buchez [1833, p. 353.].
P. Buchez et P.-C. Roux [1837, p. X].
P. Buchez souligne : « riches ou pauvres, nous devons tous, dans l’intérêt de l’avenir, dans l’intérêt de nos enfans, nous devons repousser loin de nous les enseignements qui s’annonceront par ce signe : le but de l’homme sur la terre est le bonheur », P. Buchez et P.-C. Roux [Ibid., p. XV].
P. Buchez [1838, p. 104].