P. Leroux dans « De l’économie politique anglaise » (1834) 595 développe une critique importante des principes de l’économie politique sur laquelle il s’appuie ensuite pour condamner l’institution de la propriété privée de la société contemporaine. Il rappelle d’ailleurs dans le cours du texte qu’il tient ses arguments critiques en grande partie de son frère, Jules Leroux, qui dans les mêmes années proposait une réforme économique par l’association. A ce titre, les critiques de P. Leroux ne sont pas exclusivement dirigées à l’encontre de la propriété des moyens de production, mais concernent aussi les principes de l’économie politique classique de la théorie du salaire, de l’équilibre supposé entre production et consommation, et, du principe de population de Malthus 596 ; la dernière est en partie abordée dans « De l’économie politique anglaise ». En fait, elles sont surtout développées dans l’ouvrage Malthus et les économistes, ou y aura-t-il toujours des pauvres ? (1849) 597 . Nous ne reviendrons pas sur le détail de ces critiques dans la mesure où le principe d’association est avant tout une réponse aux problèmes posés par la propriété privée 598 .
P. Leroux se propose ainsi d’opérer une critique efficace de l’économie politique classique non pas comme cela a été trop souvent fait d’un point de vue moral ou politique qui peut toujours prêter à controverse, mais directement en adoptant une perspective économique. A ce titre, une différence remarquable caractérise la France des autres pays Européens (Angleterre, Prusse, etc.). Alors que les seuls appels aux idées politiques ont suffi en France pour remettre en cause les principes de l’économie politique anglaise, tel n’a pas été le cas dans les pays Européens qui continuent à donner toute leur confiance à l’individualisme et à la concurrence 599 . C’est pourquoi la critique ne peut porter que si elle adopte d’emblée la méthode des économistes. Or, on sait que ces derniers s’appuient sur les résultats de leur observation pour formuler leurs principes théoriques ; P. Leroux va donc suivre le même cheminement théorique. Mais ajoute-t-il, il « démontrera que l’observation des économistes de l’école de Smith est superficielle, incomplète, et essentiellement relative à des phénomènes passagers, qu’elle a pris pour constants et immuables » 600 . Il est donc reproché aux économistes leur conception statique du fonctionnement de la production et de la distribution des richesses économiques. Ils n’expliquent pas le développement des phénomènes qu’ils étudient, car pour P. Leroux, la société ne saurait depuis son origine avoir évoluée sans un progrès, sans qu’elle ne tende vers une perfectibilité toujours croissante 601 . La vraie économie politique doit par conséquent consister à étudier les « lois » d’évolution auxquelles sont soumis les « faits matériels de production et de richesse » 602 . Non seulement, cette nouvelle méthode pourrait donner des perspectives d’avenir plus optimistes pour le développement des phénomènes de la production et de la consommation, mais aussi pourrait être utilisée avec efficacité par la politique économique. De plus, il ne s’agirait pas de remplacer complètement les apports de l’économie politique existante mais plus de proposer des améliorations des principes aujourd’hui développés.
Il n’empêche que les économistes classiques ont par leur méthode statique développé des principes en grande partie erronés. Ils ont bien vu que l’organisation économique présente rend les non-propriétaires, ceux qui ne disposent pas des moyens de production, totalement dépendants des actions des propriétaires, qui possédant les instruments du travail contrôlent les décisions de production. De fait, la consommation de ces derniers détermine directement le niveau de production et partant les quantités de biens que pourront consommer les non propriétaires par leur travail. Mais en supposant que la consommation règle la production, les économistes ont fait fausse route, car c’est seulement de la « consommation des riches » que dépend le niveau de la production 603 . Si donc les classes propriétaires ne consomment pas suffisamment, la situation des travailleurs s’en ressentira automatiquement. P. Leroux débute en fait sur ce point sa critique de la propriété privée et de la légitimité que les économistes classiques par leur mauvais raisonnement lui ont donnée : ‘« comment moins d’un million de consommateurs’ ‘ de ce genre, qui existent en France, suffiraient-ils au besoin d’activité de plus de trente millions d’hommes, qui n’ont la permission de se servir des instruments de travail’ ‘, qu’autant que les autres en demandent l’emploi et en profitent ? »’ 604 .
Les économistes anglais n’ont pas envisagé la possibilité de changement dans les formes de la propriété ; ils ont cru que la propriété privée actuelle des moyens de production, réservée à une minorité de la population, était un fait avéré et immuable et donc un droit. Or, en observant l’évolution des phénomènes économiques, il est parfaitement concevable d’envisager de nouvelles formes de propriété où l’augmentation de la production est permise par une transformation de la consommation. Une modification de la propriété des moyens de production allant vers un partage plus égalitaire peut en effet amener à des besoins de consommation plus importants et partant à une augmentation de la production 605 . Par conséquent, le principe de population de Malthus est faux. Il n’est plus vrai dans cette perspective que la population augmente plus rapidement que les moyens de subsistance si le niveau de la production hausse. La solution n’est donc pas à rechercher dans une amélioration de la conduite morale des classes pauvres mais dans les moyens de développer les richesses économiques ; on verra que P. Leroux trouve celle-ci dans l’association.
La critique théorique de la méthode statique de l’économie politique classique se transforme ensuite en une remise en cause de l’organisation économique fondée sur la propriété privée. Celle-ci constitue en fait une constante des écrits de P. Leroux.
Publié le 12 octobre 1835 dans Le National, P. Leroux [1994 (1835)].
A. Le Bras-Chopard [1986, pp. 164-176].
Ouvrage qui reprend une série de six articles sous le titre « De la recherche des biens matériels » publiés dans la Revue Sociale de novembre 1845 à mai 1846.
La critique de la théorie du salaire montre qu’une augmentation dans la production ne s’accompagne pas d’une hausse des salaires mais de l’intérêt du capital ; les rémunérations du travail tendent même à baisser avec l’accroissement des moyens de subsistance et partant à augmenter le nombre des travailleurs pauvres. Les crises de surproduction, fréquentes dans ces premières décennies du XIXe siècle, remettent en cause la correspondance supposée entre production et consommation. Elles s’expliquent selon P. Leroux par la nature de la demande, qui provenant de classes aisées, n’expriment que des besoins de biens de luxe, ne permettant pas dans le même temps aux producteurs de subvenir avec les biens produits toujours à leurs besoins de base, voir A. Le Bras-Chopard [Op. cit., p. 164].
P. Leroux [1994 (1835), p. 259].
P. Leroux [Ibid., p. 259].
P. Leroux partage en effet avec Saint-Simon et les saint-simoniens l’idée du progrès des sociétés ; il prend la forme d’une solidarité croissante chez P. Leroux.
P. Leroux [Ibid., p. 260].
« La production, en effet ne peut en aucune façon relever de la consommation des ouvriers, puisque cette dernière, qui se traduit par une augmentation de production, et partant de travail , dépend entièrement de l’occupation même de ces ouvriers », P. Leroux [Ibid., p. 263].
P. Leroux [Ibid., p. 263].
L’organisation économique actuelle ne permet pas pour P. Leroux de satisfaire aux « désirs » de consommation de tous les membres de la population ; une meilleure organisation devra par conséquent répondre avant tout à la satisfaction des besoins de chacun.