b – La mauvaise répartition des moyens de production

Fidèle à sa méthode « évolutionniste », P. Leroux systématise sa critique à l’encontre de la propriété privée en montrant d’une part, qu’elle ne fait finalement que prolonger les inégalités qui existaient au sein de l’ordre social féodal en se parant des atours de la liberté économique, et d’autre part, que celles-ci ne pourront être surmontées que par le développement de l’association à la fois dans la possession des moyens de production et dans la distribution des produits du travail. Ce dernier point est traité dans la partie suivante ; nous revenons ici sur le premier point.

La propriété privée du capital reproduit pour P. Leroux la propriété féodale à la différence près que la première repose sur les intérêts du capital alors que la seconde sur des intérêts de conquête guerrière. Le capital n’est qu’un intérêt perçu pour la possession d’une richesse économique de laquelle le propriétaire ne fait aucun usage. Il donne ainsi droit à celui-ci de décider du niveau de production à réaliser compte tenu de ses besoins de consommation ; il agit en même temps directement sur les rémunérations salariales rendant les travailleurs entièrement dépendants des propriétaires des moyens de production. Ce qui amène P. Leroux à conclure : ‘« il s’ensuit que nous sommes encore dans la féodalité »’, mais ouvrant une période nouvelle en l’occurrence « la phase industrielle » 606 . Les intérêts de la terre et des capitaux ont remplacé les droits seigneuriaux mais sans qu’ils ne changent quoique que ce soit aux inégalités existantes. Qu’ils soient esclaves, serfs ou travailleurs salariés, l’état de dépendance bien que de nature différente demeure le même 607 .

Quelles sont en effet les raisons invoquées pour justifier l’institution de la propriété ? A. Le Bras-Chopard en dénombre trois dans les écrits de P. Leroux 608  ; aucune n’est légitimement fondée. La première est le droit du premier occupant mais il n’est sous cette forme qu’un argument justifiant le recours à la violence et donc ne peut convenir à P. Leroux. La seconde repose sur la théorie des droits naturels supposant que la propriété privée est un besoin participant de la nature de l’homme mais celle-ci ne sera juste que si elle existe pour tous les membres de la société 609 . Enfin, la troisième et dernière raison avancée affirme que la propriété se détermine sur le produit du travail individuel, mais le travailleur est toujours conduit à se servir de moyens de production qui ne lui appartiennent pas, constituant un héritage d’un travail passé entrepris par d’autres travailleurs.

Les trois raisons habituellement proposées pour justifier l’existence de la propriété privée sont donc rejetées par P. Leroux. Une observation de l’origine de la propriété montre en fait le caractère évolutif de cette institution sociale. Elle n’est pas un principe immuable mais le produit de croyances communes qui prévalent à une période donnée dans la société. Ainsi, ‘« la propriété, loin d’être un droit, est donc directement contraire au droit ; et elle ne peut s’accommoder avec lui qu’en vertu d’une convention, variable suivant les différentes phases du développement de l’humanité »’ 610 . Elle dépend en ce sens de la loi et plus précisément du « droit civil » 611 . Autrement dit, la richesse économique ne dépend pas de la propriété privée individuelle, opinion dominante au sein des économistes classiques, mais de l’association que forment les membres de la société. Il en résulte qu’il est de leur initiative propre de fonder le droit de propriété, de créer les lois par le droit politique et par le droit civil qui régiront la possession des moyens de production. Ce droit sera juste ou injuste socialement suivant l’état d’association et partant de solidarité dans lequel se trouveront les membres de la société dans la période donnée. Les ressources économiques ne proviennent ni de la terre, ni du capital, ni du travail mais de la société, ‘« du lien bon ou mauvais qui règne entre les hommes, de l’association humaine en un mot »’ 612 . L’association devient ainsi l’alternative proposée ; « De l’individualisme au socialisme » constitue à ce titre un texte programmatique du projet de réforme sociale de P. Leroux.

Notes
606.

P. Leroux [1848a, p. 64].

607.

Les salariés en ne participant à la production du capital « ne jouent donc dans le phénomène de la production que le rôle d’instrument », P. Leroux [1848b, p. 148].

608.

A. Le Bras-Chopard [Op. cit., pp. 184-189].

609.

P. Leroux [1848a, p. 36].

610.

P. Leroux [1994 (1832), p. 186].

611.

P. Leroux [1848a, p. 36].

612.

P. Leroux [Ibid., p. 80].