a – Deux principes antagoniques : l’individualisme et le socialisme

La fonction sociale croissante exercée par l’intérêt individuel constitue un trait marquant de ce début de XIXe siècle. La nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, d’où sont issus les principaux propagateurs de l’économie politique, n’a apporté jusque là aucune alternative viable à la résolution de la question sociale sinon celle de développer les conditions d’une production maximale de la richesse économique. De fait, l’amélioration de la situation morale et intellectuelle des classes sociales les plus défavorisées est délaissée au profit de la satisfaction des « intérêts matériels » 619 . Il en résulte une domination de l’égoïsme à la fois de la classe bourgeoise, préoccupée uniquement par l’acquisition de nouvelles richesses économiques, et des prolétaires, qui cherchant à disposer des biens matériels dont on leur refuse la consommation ne font que suivre leurs seuls intérêts particuliers. Il se constitue une organisation sociale où s’opposent ‘« ceux qui ne possèdent pas les instruments de travail’ ‘ contre ceux qui les possèdent »’ 620 .

L’intérêt individuel dominant à la fois dans la pratique et dans la théorie n’a pas été sans susciter des réactions de réprobation qui ont conduit au développement des théories du dévouement. Or, P. Leroux condamne celles-ci sans appel : ‘« toute théorie donc qui voudrait se fonder sur le dévouement comme sur la formule la plus générale de la société, et qui déduirait ensuite de cette formule des lois et des institutions qu’elle aurait l’espérance d’appliquer de force à la société, serait fausse et dangereuse »’. Le dévouement en effet n’est pas le propre des classes bourgeoise et prolétaire ; la première voulant conserver ce dont elle dispose comme richesse alors que la seconde désirant acquérir les instruments de travail et les ressources économiques qui lui sont refusés dans l’organisation économique existante. Le sentiment désintéressé existe néanmoins, mais il « n’est pas la nature humaine tout entière », et, son application ne pourrait amener qu’au développement d’un pouvoir autoritaire auquel P. Leroux refuse de souscrire 621 .

Aussi, la liberté et l’individualité constituent des principes qu’il importe de développer dans l’organisation sociale. Pour autant, la primauté qui leur est donnée dans la société de ce début du XIXe siècle explique pourquoi l’égoïsme tend à dominer les pratiques sociales. C’est pourquoi, P. Leroux critique autant les systèmes individualiste que socialiste 622 . Le premier conçoit l’organisation sociale comme le produit des actions individuelles alors que le second, reposant sur un principe d’autorité, ne laisse aucune autonomie à l’individu n’agissant que sous l’injonction de normes sociales.

L’individualisme, doctrine de l’économie politique, est par nature contre toute intervention de l’Etat car elle nuirait à la souveraineté de l’individu ; le gouvernement n’a pour fonction que d’assurer la sécurité des membres de la société (Etat-gendarme). Mais l’accès à la propriété individuelle reste théorique car elle est dans la pratique le privilège d’une minorité sociale remettant en cause le principe a priori d’égalité constitutif de l’individualisme. Parallèlement, aucun moyen d’organisation n’est proposé pour combler cette inégalité de fait rendant problématique l’application concrète de la liberté individuelle.

Le socialisme, à l’inverse, mise sur l’intervention de l’Etat pour assurer ses plans préétablis, mais aboutit en définitive, bien qu’il s’en défende, à la négation des libertés individuelles 623 . En 1845, P. Leroux acceptera de suivre la doctrine socialiste mais à la condition que celle-ci soit respectueuse des libertés individuelles 624  ; la notion de socialisme rétrospectivement aurait ainsi été employée pour l’opposer à l’individualisme.

Aucune alternative n’est proposée entre le libéralisme de l’économie politique et l’autorité du socialisme. Pourtant, autant la liberté individuelle que la « foi à la société », sont des objectifs qu’une doctrine sociale se doit de poursuivre. L’alternative proposée revient alors à développer le principe d’association 625 .

Notes
619.

Aussi, la société de ce début de XIXe siècle selon P. Leroux se trouve dans une période de rénovation ; périodes dans lesquelles historiquement les « intérêts matériels » ont toujours prévalu, mais qui ont ensuite donné lieu à des progrès moraux. En d’autres termes, le principe de l’intérêt individuel est une condition du progrès, P. Leroux [1994 (1834), p. 236].

620.

P. Leroux [Ibid., p. 243].

621.

P. Leroux [Ibid., p. 244]. Son départ de l’école saint-simonienne a été, on le sait, en grande partie motivé par ce refus.

622.

Le système socialiste d’origine récente était précédé du « papisme », P. Leroux [Ibid., p. 245].

623.

Le socialisme est aussi défini comme « l’exagération de l’idée d’association , ou de société », P. Leroux [Ibid., p. 247].

624.

En fait, il sera socialiste « si l’on veut entendre par socialisme la Doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité , égalité , unité mais qui les conciliera tous », P. Leroux [Ibid., p. 247].

625.

P. Leroux [Ibid., p. 249].