b – L’association comme solution intermédiaire à la question sociale

L’individualisme et le socialisme présentent tous deux des côtés positifs, le premier par la prééminence accordée à la liberté individuelle et le second dans l’égalité recherchée. L’association permet d’allier ces deux principes, d’une part parce que dans l’association, ‘« un homme ne fait pas un acte et n’a pas une pensée qui n’intéresse plus ou moins le sort des autres hommes »’ 626 , et d’autre part, car le respect de l’individualité est une condition nécessaire du bon fonctionnement de l’association 627 . Il en résulte donc une responsabilité mutuelle volontaire et non contrainte. Le principe d’association concilie autant les besoins matériels répondant sur ce point aux objectifs de l’économie politique classique, qu’aux fins sociales, principalement désintéressées, garantissant ici les exigences des doctrines socialistes. Plus précisément, P. Leroux reprend en fait la formule de Saint-Simon dès 1831 ; l’association vise alors à ‘« l’amélioration du sort moral, physique, et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre »’ 628 .

La tâche de l’économie politique s’en trouve de fait modifiée. Il s’agira en effet pour les économistes d’informer chaque classe sociale ‘« par quelle voie les phénomènes qui font l’objet de [leur] étude arriveront à se transformer de telle sorte que chaque citoyen trouve dans l’association’ ‘ les instruments de sa liberté et de sa personnalité »’ 629 .

Ce principe posé, quelles en sont ses implications théorique et pratique au niveau économique ? Qu’entraîne-t-il tant du point de vue de la concurrence que de la propriété privée ? Et, comment mettre en pratique l’idée d’association ? Sur ces différents points, P. Leroux ne fournit guère d’éléments de réponse 630 , du moins sans commune mesure avec les écrits de P. Enfantin ou encore de P. Buchez. On peut néanmoins déterminer au moins deux notions essentielles du programme économique de P. Leroux 631  : une première sur l’efficacité de l’association dans la production des richesses économiques, et, une seconde relative à la réforme institutionnelle de la propriété privée.

P. Leroux sur le premier point ne fait que reprendre une idée déjà répandue chez les économistes et leurs adversaires. La division du travail demeure en effet le meilleur procédé dont la société dispose pour augmenter la productivité du travail et partant la quantité des biens produits. Cette idée est partagée et développée par des nombreux auteurs de cette époque : d’A. Smith à Saint-Simon jusqu’à P. Enfantin et V. Considérant notamment, tous s’accordent pour faire de la production collective la cause principale des progrès économiques 632 . Mais les auteurs critiques de l’économie politique classique vont insister aussi sur les liens sociaux et moraux qui résultent de cette production. P. Leroux en est le fidèle représentant. La richesse économique en effet sera d’autant plus importante que la « communion humaine », répondant d’une « loi d’union, de synthèse , d’amour, d’unité », sera forte 633 . En d’autres termes, le désintéressement devient une condition d’efficacité économique.

C’est parce que l’association permet de réaliser et de diffuser de tels sentiments entre les travailleurs qu’il faut désormais organiser la production par association. Ainsi, dès que l’idée d’association sera suffisamment répandue au sein des classes sociales, le progrès économique pourra alors se réaliser : ‘« quand nous saurons mieux nous associer, quand nous songerons à mettre les instruments de travail’ ‘ dans la main du travailleur, au lieu d’en faire un privilège, nous verrons la production s’accroître d’une façon prodigieuse »’ 634 . Aussi, la nouvelle organisation de l’industrie nécessite une modification du droit de propriété existant auquel est imputée la mauvaise répartition des moyens de production. Une distribution plus équitable des instruments de travail dans le sens où les travailleurs auraient désormais accès à la propriété du capital conduirait en effet à une organisation économique productive et dont profiterait non plus une minorité de propriétaires mais tous les membres de la société.

La réforme de la propriété individuelle, deuxième notion abordée ici, fonde la nouvelle organisation associative de l’économie. S’inspirant de la Déclaration des Droits de la Convention de 1793, le droit au produit du travail devient le principe constitutif de la nouvelle propriété, chaque personne disposant désormais d’une part de capital en proportion de son travail 635 . La réforme proposée n’induit pas une répartition égalitaire des ressources économiques mais bien une redistribution des moyens de production en fonction du travail de chacun conduisant à une nouvelle hiérarchie sociale 636 . A l’instar des saint-simoniens, P. Leroux reconnaît le principe d’une inégalité nécessaire dans l’association expliquée par les différences naturelles entre personnes dans leurs capacités économique, morale et intellectuelle 637 . Mais à la différence près que l’inégalité est volontairement et librement reconnue et les effets de celle-ci atténués par les comportements désintéressés qui prévalent au sein de l’association ; comment s’interroge P. Leroux légitimer la mise en place ‘« des institutions tendant vers un nouveau classement social fondé sur le mérite »’ sinon ‘« sur des croyances liées, enchaînées, universelles ? »’ 638 . Par ailleurs, la société doit garantir un minimum de subsistance à tous ses membres soit par le travail soit par le secours social. Cette assistance pourra être du ressort de l’Etat 639 . Ces différents points sont développés principalement dans le texte « Aux politiques » publié en 1832 dans la Revue Encyclopédique. Aussi, l’opinion de P. Leroux va évoluer notamment en ce qui concerne la distribution des richesses économiques. Il va en effet abandonner la formule saint-simonienne et reprendre le principe d’Auguste Blanqui déterminant une répartition des biens économiques tenant compte des besoins de chacun 640 .

La transformation de la propriété individuelle existante constitue une condition nécessaire à l’obtention d’une production des richesses économiques plus conséquente. Existe-t-il d’autres raisons qu’économiques qui puissent légitimer une telle réforme sociale ? P. Leroux apporte une réponse explicite sur cette question dans Le carrosse de M. Aguado (1848). Il définit deux types de propriété : une première « qui se rapporte à la personnalité de chacun » et qui demeure inviolable, et, une seconde « qui permet de disposer du travail des autres hommes, et par là de leur personnalité et de leur vie » 641 . Cette dernière est supposée répondre dans la société contemporaine d’un droit naturel individuel. Or, la propriété est régie par le « droit civil » et non par un besoin naturel de l’homme 642 . Il existe dans toute société certaines croyances communes susceptibles d’évoluer, voire d’être totalement transformées. Ainsi, la propriété dépend directement des croyances des membres de la société. Elles peuvent changer et partant modifier les lois sous lesquelles fonctionne habituellement la propriété. Dans cette perspective, le droit actuel d’héritage peut très bien disparaître et devenir le droit de propriété « du travailleur sur son travail » 643 . La propriété naît d’une production collective, « indivise » que la « Société » ensuite partage équitablement, et, non suivant la nature de l’association, bonne ou mauvaise, formée par ses membres ; partage qui idéalement se fonde sur le travail et le besoin de chacun. Il en résulte que la propriété individuelle est déterminée par la loi, ou encore par l’état d’association dans lequel se trouve une société dans une période donnée. La propriété sera plus juste socialement si elle donne à chaque personne les moyens de subvenir par le travail à ses besoins, et, non si elle reste instituée sur l’arbitraire de l’héritage. En ce sens, la nature conventionnelle de la propriété autorise P. Leroux à envisager un droit qui réponde à un objectif d’équité sociale.

Comment finalement l’idée de propriété se concrétise-t-elle pratiquement dans l’association ? Du côté de la production, les travailleurs deviennent propriétaires collectifs des moyens de production. Ce point ne prête à aucune ambiguïté. Du côté de la distribution, l’opinion de P. Leroux, nous le rappelions précédemment, a évolué. La nouvelle répartition des richesses économiques fondée sur le produit du travail donc des œuvres du travailleur, ne va-t-elle pas entraîner une nouvelle « aristocratie » non plus fondée sur l’héritage mais sur les capacités individuelles ? Non pour P. Leroux si l’on suppose que la supériorité des capacités conduira davantage au développement de devoirs que de droits envers les plus défavorisés, et, où la satisfaction des besoins deviendra le premier objectif des associés. Autrement dit, le désintéressement ici prévaut sur l’intérêt individuel. Mais comment s’assurer que la solidarité volontaire soit suffisamment importante entre associés pour garantir que chacun trouve satisfaction à ses besoins ? Est-il nécessaire en dernière instance de recourir à la contrainte afin de partager équitablement les richesses économiques ? Cette dernière ambiguïté de l’œuvre de P. Leroux serait particulièrement manifeste dans De l’Egalité (1838).

Pour autant, le respect des libertés individuelles constitue une priorité de la doctrine sociale de P. Leroux. Il mise en effet sur l’association pour développer une solidarité qui préserve l’individualité mais qui néanmoins assure la satisfaction des besoins individuels.

Notes
626.

P. Leroux [Ibid., p. 250].

627.

« Le corps social sera plus heureux et plus puissant par l’individualité de tous ses membres », P. Leroux [Ibid., p. 252].

628.

P. Leroux [1994 (1831), p. 65].

629.

P. Leroux [1994 (1834), p. 254.].

630.

A. Le Bras-Chopard souligne à ce titre : « aucun article, aucun chapitre de l’œuvre de Leroux ne traite nommément de l’association , ne décrit minutieusement la société de demain », A. Le Bras-Chopard [Op. cit., p. 294].

631.

On notera par ailleurs l’influence exercée par son frère, Jules Leroux, sur les idées économiques de P. Leroux. Ce dernier d’ailleurs reconnaît explicitement dans « De l’Economie politique anglaise » (1835) les dettes qu’il a vis-à-vis de son frère pour tout ce qui touche à l’économie politique. C’est dans les Cours d’Economie politique effectués à partir de 1833 à l’Athénée de Marseille, que Jules Leroux introduit l’idée d’une organisation économique fondée sur l’association comme moyen de résoudre la question sociale.

632.

Bien entendu, les opinions divergent ensuite lorsque se pose le problème de la propriété des moyens de production.

633.

P. Leroux [1848a, p. 112 ; p. 121].

634.

P. Leroux [1994 (1835), p. 267].

635.

Le deuxième point de la Déclaration de la Convention modifiée par P. Leroux énonce : « le droit de propriété est de sa nature restreint et soumis à la loi. La propriété est essentiellement fondée sur le travail  ; par conséquent chacun n’a droit équitablement qu’à une rétribution proportionnée à son travail ; car tout ce qui excède cette récompense est nécessairement exploitation de l’homme, abusif et contraire aux droits de l’homme », P. Leroux [1994 (1832), pp. 190-191].

636.

P. Leroux [Ibid., p. 197].

637.

La Déclaration de la Convention bien qu’ayant reconnu l’existence d’inégalités naturelles entre les personnes n’a pas donné de principe organisateur de la production et de la distribution : comment en effet distribuer les activités productives et comment les rémunérer ? Le principe saint-simonien « à chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres » constitue, pour P. Leroux, une avancée vers la « véritable égalité sociale », P. Leroux [Ibid., p. 191].

638.

P. Leroux [Ibid., p. 197]. Voir aussi A. Le Bras-Chopard [Op. cit., pp. 1-38].

639.

P. Leroux se garde bien de recourir systématiquement à l’intervention de l’Etat d’une part, pour éviter le développement d’une nouvelle forme d’autorité sociale qui constitue la principale critique que P. Leroux adresse à l’encontre des saint-simoniens, et d’autre part, au risque de nuire aux initiatives individuelles sur lesquelles reposent la formation et le fonctionnement des associations.

640.

Voir A. Le Bras-Chopard [Op. cit., pp. 303-306].

641.

P. Leroux [1848a, p. 28].

642.

P. Leroux [Ibid., p. 36].

643.

P. Leroux [Ibid., p. 29].