a – La nature sociale des motivations individuelles comme présupposé de la solidarité

Les progrès croissants de la solidarité ne peuvent se comprendre sans une analyse a priori de la « formule psychologique de l’homme » 649 . La personne est par nature « sensation-sentiment -connaissance indivisiblement unis » 650 . La sensation correspond à la liberté et se réalise principalement au travers de l’action économique. Elle concerne les besoins matériels. Le sentiment s’identifie à la fraternité qui s’exprime dans le champ de la religion 651 . Il a trait aux fins spirituelles. La connaissance désigne enfin l’égalité et se développe dans le domaine politique ; elle relève de l’activité scientifique et du besoin intellectuel. La répartition de ces trois composantes n’est pas identique entre personnes et notamment suivant les fonctions sociales exercées par elles : les industriels ont une prédilection pour les actions satisfaisant leurs besoins de sensation, les artistes leurs désirs de sentiment, et les scientifiques leurs volontés de connaissance 652 .

Chaque personne se caractérise donc par une nature propre qui la pousse à agir suivant une certaine direction. Mais si elle en restait à ce niveau individuel, elle n’accomplirait aucun progrès tant du point de vue économique, intellectuel que moral. L’homme est en effet perfectible, et, il trouve dans ses relations avec autrui les moyens de réaliser cette perfectibilité ; celle-ci se réalisant alors dans la solidarité 653 . C’est parce que les hommes sont différents originellement, possédant chacun un caractère propre selon leur niveau respectif de « sensation-sentiment -connaissance », et qu’ils ne sont pas dotés également de ces trois composantes qu’ils sont amenés à entreprendre entre eux des actions solidaires afin de combler leur incomplétude initiale ; chacun recherchant chez autrui l’élément de la triade lui faisant le plus défaut. La personne passe ainsi d’une « innéité a priori », procédant toujours d’une sociabilité naturelle à l’homme, à une « innéité a posteriori », produit des relations sociales développées, dénotant cette fois-ci de mobiles de solidarité en évolution constante 654 .

L’intérêt de cette « formule psychologique de l’homme » réside moins dans la détermination d’un désintéressement inhérent à la « nature humaine » que dans ses implications sociales. La personne ne se détermine pas par elle-même mais par les rapports sociaux qu’elle établit avec son entourage. En d’autres termes, ses actions répondent de normes sociales qui l’orientent ici vers un désintéressement croissant, mais sans pour autant lui ôter toute liberté individuelle, car il n’est pas question, pour P. Leroux, de se passer de l’intérêt individuel qui reste un principe constitutif de la « nature humaine » 655 . Mais il s’agira non d’une liberté instinctuelle au moyen de laquelle la personne se contente de satisfaire ses besoins matériels, mais d’une « liberté morale » qui suppose que la personne parvienne à contrôler ses « instincts » 656 . Or, cette liberté raisonnée nécessite un « idéal » à partir duquel chacun puisse comparer et évaluer ses « instincts » et les actions qu’il projette d’entreprendre. C’est l’absence de ce « point d’appui » qui explique la prééminence de l’égoïsme dans la société 657 .

Mais ce pessimisme de P. Leroux n’est que feint puisque, suivant le principe d’une perfectibilité croissante de la société et de ses membres, la solidarité supplantera nécessairement l’intérêt égoïste. La solidarité se définit comme l’application en droit de la charité 658 . En même temps, sa réalisation ne dépend ni d’une disposition morale a priori, donc d’un devoir individuel, ni d’un dévouement ou d’un sacrifice individuel 659  ; elle est avant tout un rapport social dont chaque personne éprouve le besoin du fait de son isolement 660 . La société devient ainsi pour chacun de ses membres un moyen et une fin de s’accomplir et s’émanciper individuellement. A partir de là, deux orientations sont possibles. Soit des rapports sociaux conflictuels se développent ; les luttes entre propriétaires et non-propriétaires des moyens de production, les conflits au sein de la famille nés de l’inégalité entre les sexes, ou encore l’inexistence d’un même sentiment patriotique au sein de la Nation, sont autant d’illustration de l’état de désorganisation morale et politique dans laquelle se trouve la société de ce début du XIXe siècle 661 . Soit deuxièmement un état social pacifique se réalise dans la propriété, la famille et la patrie. Notre attention s’est portée précédemment sur la nouvelle organisation associative de la propriété, mais l’association peut aussi s’appliquer aux relations familiales et étatiques 662 . Il en résulte une plus grande égalité entre les différents protagonistes concernés : entre les propriétaires et les non-propriétaires, entre l’homme et la femme, entre les membres de la Nation. La solidarité permet donc la création de nouvelles organisations sociales ayant pour principe l’association et conduisant à deux effets a priori antinomiques, à savoir une tendance à l’égalisation des positions et un maintien des libertés individuelles. Une conception nouvelle de l’action individuelle se dessine alors.

Notes
649.

P. Leroux [Op. cit., p. XVI].

650.

P. Leroux [Ibid., p. XVI].

651.

L’utilisation du terme de « Religion » doit se comprendre ici essentiellement dans son sens étymologique, « ce qui relie ». P. Leroux retrouve la signification que lui donnait les saint-simoniens (voir 1ère partie, chap. 1, § 2.3).

652.

A. Le Bras-Chopard [Op. cit., p. 36]. Cette tri-répartition entre industriels, savants et artistes est en fait un emprunt à Saint-Simon.

653.

« Aimez donc votre prochain, parce que votre prochain vous est uni dans la vie, et qu’en ce sens votre prochain, c’est vous même [...]. Votre connaissance consiste [...] à reconnaître cette loi ; votre sentiment consiste à l’aimer et à la vouloir ; votre sensation ou votre activité consiste à la pratiquer », P. Leroux [1985 (1840), p. 153].

654.

A. Le Bras-Chopard [Op. cit., p. 75].

655.

P. Leroux [Op. cit., pp. 157-172].

656.

P. Leroux [1994 (1841), p. 121].

657.

« L’homme ne sait plus ce que c’est que la vertu, la vérité, le devoir : donc la liberté morale n’existe plus pour lui. Faire un calcul entre ses passions, voilà tout ce qui lui reste ; mais calculer entre ses passions sans notion supérieure, ce n’est pas être libre moralement, c’est au contraire être esclave moralement ; c’est être au plus haut point esclave de son égoïsme », P. Leroux [Ibid., p. 121].

658.

P. Leroux rappelle dans La grève de Samarez : « j’ai le premier emprunté aux légistes le terme de Solidarité, pour l’introduire dans la Philosophie, c’est-à-dire, suivant moi, dans la Religion », P. Leroux [1853, p. 233].

659.

A. Le Bras-Chopard [1992, p. 64].

660.

« La vie est une communion : communion avec Dieu, communion avec nos semblables, communion avec l’univers. Mais l’homme ne peut communier directement ni avec Dieu, ni avec les créatures autres que l’homme », P. Leroux [1985 (1840), p. 153]. Il faut évidemment resituer dans leur contexte la nature de ces propos. On verra plus loin que les économistes libéraux français reconnus n’hésitaient pas non plus à mêler dans leurs textes économie et religion.

661.

P. Leroux [Ibid., p. 130] et aussi P. Leroux [1994 (1841), pp. 75-78].

662.

A. Le Bras-Chopard souligne sur ce point : « l ‘idée de Leroux est de multiplier horizontalement ces réseaux de solidarité dans la société civile et aussi verticalement pour qu’ils remontent sans discontinuité jusqu’à l’Etat », A. Le Bras-Chopard [Op. cit., p. 66].