La solidarité comme fondement du principe d’association constitue une voie intermédiaire entre l’individualisme et le socialisme. Et, c’est bien dans cette recherche d’une synthèse que P. Leroux entreprend de combiner intérêt et désintéressement.
Deux mobiles motivent en effet le principe de solidarité. Un « intérêt bien entendu » d’un côté, et les sentiments sociaux d’un autre côté. Il subsiste de fait dans les activités solidaires un égoïsme ou un « amour de [soi]-même » nécessaire, garant de la liberté individuelle 663 . Les relations que nouent entre eux les associés ne sont pas guidées par une obligation morale ou un dévouement pur mais bien par un désir d’utilité ou de reconnaissance sociale. Il s’agit donc d’une recherche de leur propre intérêt. Parallèlement, la « formule psychologique de l’homme » suppose un désintéressement nécessaire aux rapports sociaux ; chaque associé dépasse alors son intérêt particulier en développant amour et amitié. Le sentiment devient même un principe organisateur puisqu’il est ce qui permet par l’association de réaliser les fins individuelles de connaissance et de sensation 664 . Autrement dit, les mobiles désintéressés fondent la solidarité au moyen de laquelle les associés trouvent à satisfaire leurs besoins économiques et intellectuels. ‘« L’égoïsme s’abaisse devant la charité’ ‘, parce qu’en tant que légitime et saint, il se retrouve dans la charité »’ 665 ; l’antagonisme de l’intérêt et du désintéressement cesse donc dans l’association.
Cette reconnaissance de la fonction jouée par l’intérêt individuel trouve encore d’autres raisons dans les écrits de P. Leroux. Nous en énoncerons ici deux principales. Premièrement, l’économie politique valorise certes, un « principe directement contraire à l’idée de société », mais le développement de cette doctrine individualiste a permis de transformer l’ordre social inégalitaire féodal fondé sur l’autorité en donnant aux intérêts privés un nouveau pouvoir et en limitant celui de l’Etat 666 . La liberté des échanges et la liberté du commerce ont rendu possible en ce sens la rénovation politique et morale de la société non encore achevée. Deuxièmement enfin, l’intérêt individuel reste un mobile de comportement favorable au progrès économique. P. Leroux rappelle à ce titre avec insistance dans « De l’individualisme au socialisme », l’importance du respect des libertés de chacun des associés.
Il en ressort donc une action entremêlant le désintéressement et l’intérêt individuel où les associés manifestant d’abord leur solidarité commune trouvent une réponse à leurs fins personnelles. On soulignera à ce titre les critiques que P. Leroux adressent aux socialistes qui construisent leur nouvelle organisation sociale sur le principe d’un dévouement pur ne voyant ou feignant d’ignorer que celle-ci ne peut conduire qu’à de nouvelles formes d’autorité.
L’apport de P. Leroux doit être évalué davantage pour sa recherche d’une synthèse économique du socialisme et de l’individualisme que pour ses développements concernant l’association comme principe d’organisation. Dans cette dernière perspective, l’association constitue un moyen économique visant à établir le droit au produit intégral du travail ; le capital étant distribué suivant la production fournie par chacun des associés. L’idée d’association de P. Leroux sur ce point offre peu de différences donc avec l’association des producteurs de P. Enfantin.
Il s’en démarque cependant pour la fonction qu’il attribue à l’intérêt individuel ; l’« égoïsme » reste en effet un garant indispensable des libertés individuelles, mais doit être complété nécessairement d’une solidarité entre associés. Ne répondant ni du devoir social, ni d’un sacrifice individuel, la solidarité résulte pour partie des besoins de reconnaissance sociale, mais aussi d’un désintéressement inhérent à la personne humaine. « Intérêt bien entendu » et sentiment social sont ainsi constitutifs du développement de l’association mais le désintéressement tend à terme à prévaloir sur l’intérêt individuel.
Les projets économiques de P. Enfantin, de P. Buchez et de P. Leroux présentent la propriété commune de remettre en cause la fonction du capital dans l’organisation de la production et de la répartition des richesses. Ils recherchent à défaire les producteurs de la tutelle des propriétaires des capitaux qui leur empêchent de bénéficier d’une entière liberté économique ; le capital reste un moyen servant les fins du travail productif et non l’inverse. C’est pourquoi, par l’association des producteurs, les moyens de production sont répartis en fonction des capacités productives de chacun des associés. La perspective ouverte par C. Fourier, et reprise ensuite par V. Considérant, ne postule pas l’existence d’une antinomie du travail et du capital, et, attribue même au capital une fonction propre dans la réforme associative ; nous y consacrons le chapitre suivant.
P. Leroux [1985 (1840), p. 158].
« Il est bien ce « pont » entre la connaissance des lois de la nature humaine et la concrétisation dans les faits de ces lois, la sensation » souligne A. Le Bras-Chopard, A. Le Bras-Chopard [1986, p. 83].
P. Leroux [Op. cit., p. 171].
P. Leroux [1994 (1832), pp. 183-184].