L’influence du fouriérisme ne se fait réellement ressentir qu’après le déclin de l’école saint-simonienne en 1832, mais devient réellement importante en 1836 avec la parution du nouveau journal La Phalange. Bien que les auteurs se revendiquant du fouriérisme soient nombreux à cette période, l’« école sociétaire » de V. Considérant s’affirme comme l’héritière légitime de la pensée de C. Fourier 667 . Pourtant, l’exposition du système fouriériste ne s’est pas fait sans omission et sans censure 668 . Aussi V. Considérant et les membres de l’« école sociétaire » privilégient surtout l’aspect économique de l’œuvre de C. Fourier reprenant explicitement les principes développés dans ses trois principaux ouvrages, à savoir la Théorie des quatre mouvements publié en 1808, le Traité de l’association domestique-agricole paru en 1822 puis réédité en 1841-1843 sous le titre Théorie de l’unité universelle, et enfin Le nouveau monde industriel et sociétaire écrit en 1829 669 .
C. Fourier développe dès 1808 une théorie de l’association dont il annonce la découverte dans le Discours préliminaire de la Théorie des quatre mouvements. Il est question de trouver une théorie du bien-être social ni politique, ni religieuse, mais économique par le développement du principe d’‘« association naturelle ou attrayante »’ au moyen duquel les personnes ‘« seront entraîné[e]s au travail’ ‘ par émulation, amour-propre, et autres véhicules compatibles avec celui de l’intérêt »’ 670 . Le surcroît de richesses économiques obtenues par le travail associé comparativement au travail individuel s’impose donc comme une condition préalable au bon fonctionnement de l’organisation sociale. Mais il s’agit aussi d’établir un nouveau milieu social au sein duquel les personnes trouvent une liberté d’action complète et une réponse à leurs passions individuelles ; l’harmonie sociale découle en effet du libre jeu des actions individuelles comprenant mobiles intéressés et désintéressés 671 . L’association constitue le principe organisateur du nouveau milieu social devant se substituer au système économique commercial qui subordonne en ce début de XIXe siècle les activités industrielles de la société 672 . La responsabilité des inégalités économiques et sociales n’est pas imputée aux pratiques financières ou commerciales, mais au cadre institutionnel de l’économie concurrentielle ‘« n’ouvrant aux passions que les routes du vice pour se satisfaire, force l’homme à pratiquer le vice pour arriver à la fortune, sans laquelle il n’est point de bonheur »’ 673 . Les actions économiques seront d’autant plus efficaces qu’elles se réaliseront au sein d’un cadre social adapté aux mobiles naturels et immuables des personnes. On retrouve sur ce point un élément essentiel de la tradition du socialisme associationniste.
Aussi, nous avons préféré ici partir des écrits de V. Considérant et non de ceux de C. Fourier pour deux raisons principalement 674 . Premièrement, car V. Considérant, se revendiquant explicitement de la pensée du maître, offre une version synthétique des principaux apports de C. Fourier sur la théorie de l’association. La censure s’est en effet moins exercée sur les écrits économiques que sur les écrits relatifs aux passions humaines. L’« école sociétaire » ne pouvait pas non plus faire totalement abstraction de la théorie des passions de C. Fourier au risque de perdre ce qui constitue la nature même de l’association. C’est pourquoi, la censure a surtout concerné les écrits jugés « subversifs » sortant ainsi de notre cadre d’analyse ; Deuxièmement, car bien que C. Fourier publie encore jusqu’en 1836, V. Considérant écrit d’une part ses principaux ouvrages dans la période qui nous concerne à savoir entre 1830 et 1848, et d’autre part, appartient à la même génération que les autres auteurs auxquels nous nous référons dans cette première partie.
La théorie sociale de V. Considérant se veut une représentation fidèle de la pensée de C. Fourier. En fait, comme nous l’avons déjà souligné, les membres de l’« école sociétaire » vont exercer une censure constante sur l’œuvre de C. Fourier et finalement en donner une lecture académique. Le contenu économique de la doctrine fouriériste reste néanmoins peu affecté par l’interprétation proposée par V. Considérant. On peut en effet distinguer d’une part, la critique de l’organisation concurrentielle de la société du début du XIXe siècle, caractérisée par les inégalités sociales et la contrainte portée au développement des passions humaines (1), et d’autre part, l’alternative proposée, à savoir la réorganisation économique par l’association de la société conduisant à un résultat efficace et équitable tant du point de vue individuel que collectif (2). Par ailleurs, l’application de l’association assure l’harmonie sociale, c’est-à-dire l’identité des intérêts individuels avec l’intérêt collectif ; elle implique de fait une nouvelle conception de l’action individuelle au sein de laquelle sont combinés désintéressement et intérêt individuel (3).
Voir sur les différents mouvements fouriéristes H. Desroche [1976].
La réédition par l’« école sociétaire », en 1845, de la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808) est précédée d’une Préface des éditeurs où ils reconnaissent l’« immoralité » de certains passages de l’ouvrage se gardant de partager toutes les thèses s’y trouvant développées. De même, la réédition toujours en 1845 du Nouveau monde industriel et sociétaire (1829) donne lieu à la suppression de trois passages du livre.
Il faut aussi ajouter un ouvrage de moindre importance La fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère publié en 1835-1836 un an avant la disparition de C. Fourier.
C. Fourier [1966 (1808), p. 7].
C. Fourier aurait même partagé « avec Mandeville , A. Smith , Helvétius et Jeremy Bentham la conviction que l’harmonie sociale dans un monde juste découlerait de la satisfaction des intérêts individuels », J. Beecher [1993 (1986), p. 512].
Contrairement aux saint-simoniens, C. Fourier entreprend une critique systématique du commerce et de la finance. Cette hostilité s’expliquerait par le contexte et les évènements dont aurait été témoins C. Fourier dans ses années de jeunesse (voir M. Laudet [2000]). Ainsi, déclare-t-il, que « le Corps commercial doit être solidaire et assureur de lui-même, et que le Corps social doit être assuré contre les Banqueroutes, l’Agiotage, l’Accaparement, l’Usure, les Déperditions et autres désordres qui naissent du système actuel », C. Fourier [Op. cit., p. 222].
C. Fourier [Ibid., p. 223].
Cela ne nous empêchera pas néanmoins d’exposer certaines notions-clés de C. Fourier reprises par V. Considérant.