1) La critique de l’organisation économique concurrentielle

Deux traits distinctifs caractérisent les projets de réforme sociale de cette période. Ils comportent d’abord un versant critique de l’organisation économique et politique existante, procédant à un inventaire des effets sociaux négatifs de la concurrence et de la propriété privée, puis un versant positif, soumettant de nouveaux principes d’organisation susceptibles de garantir efficacité économique et justice sociale. On retrouve ce schéma dans la théorie sociale de V. Considérant. Son premier ouvrage important, Destinée sociale, dont la publication s’étale de 1834 à 1844 675 , débute, après une exposition brève de la « société idéale », par une première partie critique décrivant les « vices généraux de la société actuelle » 676 . Il suit en ce sens fidèlement la démarche entreprise par C. Fourier. Ce dernier, dès ses premiers écrits en 1802 puis en 1804 entreprend en effet une critique systématique de l’organisation commerciale et financière 677 ; il la poursuit ensuite dans son premier ouvrage la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales.

En fait, deux ensembles de critiques portées à l’encontre de la concurrence sont développées par C. Fourier : un premier sur l’organisation industrielle et un second sur le système commercial et financier. Il accuse ainsi les économistes classiques d’avoir favorisé le développement de la liberté mais sans méthode, sans principe d’organisation conduisant de fait à l’établissement des « deux vices radicaux, morcellement industriel et fraude commerciale fardée du nom de libre concurrence » 678 . V. Considérant établit lui aussi cette distinction dans sa critique de l’organisation économique 679 . La société industrielle premièrement comprend un ensemble d’activités improductives 680 . Elle emploie ensuite inefficacement les personnes qui la composent produisant une richesse bien plus faible que ce qu’une utilisation rationnelle des facteurs de production permettrait 681  ; il y a donc un défaut d’organisation à la fois dans la production et dans la répartition des produits du travail. Elle conduit enfin à l’antagonisme des intérêts du capital et du travail entre d’un côté, les ‘« industriels’ ‘ qui ont des fonds, des capitaux, des instrumens de travail »’, et de l’autre côté, les ‘« industriels qui n’ont que leurs forces ou leur intelligence, leurs bras ou leur tête »’ 682 . Mais les conflits d’intérêts s’étendent aussi entre producteurs et entre travailleurs aboutissant inévitablement à une « concurrence dépréciative du salaire » et s’amplifiant avec la croissance de la population et l’emploi des machines qui viennent se substituer au travail humain 683 .

Ces critiques adressées à l’encontre de l’organisation industrielle constituent un premier ensemble ; V. Considérant les maintiendra après 1840 notamment dans le Manifeste politique et social de la Démocratie pacifique (1843) 684 . Les critiques du système commercial viennent ensuite ; nous noterons ici les plus significatives.

  • - Le commerce d’abord n’est pas subordonné à la production et à la consommation et profite de l’inorganisation industrielle pour se créer des bénéfices substantiels aux détriments des consommateurs et des producteurs.
  • -L’organisation du commerce nécessite ainsi pour mener à bien ses actions d’« accaparement » l’emploi de travailleurs qui seraient utilisés bien plus efficacement dans des activités industrielles.
  • -La concurrence à laquelle se livrent les commerçants les conduit le plus souvent à vendre des produits de mauvaise qualité 685 .
  • -L’organisation commerciale reste encore totalement inefficace car d’une part, elle débouche fréquemment sur des encombrements de marchandises qui ne trouvent pas acquéreurs, et d’autre part, en multipliant les intermédiaires, elle augmente les coûts inutilement.
  • - Les commerçants perçoivent aussi des intérêts sur du capital dont ils ne sont pas les propriétaires légitimes 686 .
  • - L’utilisation de capitaux non garantis par les commerçants conduit fréquemment à des faillites commerciales dont le coût est supporté par les consommateurs et les producteurs.
  • - Les commerçants ont la capacité de s’approvisionner auprès des producteursquand surviennent des périodes de baisses des prix, pouvant vendre ensuite les produits acquis à des prix beaucoup plus élevés.
  • -Les capitaux employés dans le commerce seraient utilisés bien plus efficacement dans l’organisation industrielle.
  • -Enfin, les commerçants recherchent constamment à profiter de la pénurie des branches industrielles pour augmenter exagérément le prix des produits.

La critique développée par V. Considérant porte comparativement aux saint-simoniens moins sur la propriété privée, bien qu’elle n’en soit pas absente non plus, que sur le défaut d’organisation du système économique concurrentiel 687 . Ces différences ne vont ainsi pas être sans conséquence sur l’alternative associative que chacun propose de développer pour combler les lacunes de l’organisation économique contemporaine.

Notes
675.

Le premier volume publié en 1834 est suivi d’un second volume en 1838 puis d’un troisième et dernier volume en 1844.

676.

V. Considérant [1834a, p. 55].

677.

Articles parus dans le Journal de Lyon et du Midi en janvier 1802 et janvier 1804 traitant des fonctions des banquiers et du commerce, voir M. Laudet [Op. cit., pp. 110-111].

678.

C. Fourier [1966 (1829), p. 32]. Il déclare par ailleurs : « l’industrialisme est la plus récente de nos chimères scientifiques ; c’est la manie de produire confusément, sans aucune méthode en rétribution proportionnelle, sans aucune garantie pour le producteur ou salarié de participer à l’accroissement de richesse », C. Fourier [Ibid., p. 28].

679.

V. Considérant [Op. cit., pp. 55-131].

680.

L’organisation industrielle existante emploie « quantité d’hommes de talent et d’intelligence, et une part considérable des revenus du pays […] à ne rien faire de productif ». Les activités relatives à la sécurité de la Nation, aux opérations de commerce, aux tâches judiciaires, etc., sont considérées comme essentiellement « improductives ou destructives », V. Considérant [Ibid., p. 57 ; p. 62].

681.

Ainsi, « l’incohérence, le désordre, la non-combinaison, le défaut d’association , le morcellement de l’industrie , livrée aujourd’hui à l’action individuelle et dépourvue de toute organisation, dépourvue d’ensemble, sont des causes qui rétrécissent la puissance de la production, perdent et gaspillent nos moyens d’action », V. Considérant, [Ibid., p. 63]

682.

V. Considérant, [Ibid., p. 66]

683.

V. Considérant [Ibid., p. 69].

684.

V. Considérant [1843, pp. 1-8].

685.

Le commerçant « spolie le corps social par la falsification des produits, falsification qui se fait de nos jours avec une fureur poussée au-delà de toutes bornes », V. Considérant [1834a, p. 78].

686.

V. Considérant souligne : « le commerçant opère toujours avec un capital fictif, très-supérieur à son capital réel » ; il obtient des différentes opérations financières auxquelles il se livre« des intérêts usuraires sans proportion avec ce qu’il possède véritablement », V. Considérant [Ibid., p. 80].

687.

La critique de la propriété n’en demeure pas moins bien réelle. V. Considérant la développe d’abord en 1838-1839 dans le journal la Phalange montrant que la configuration actuelle de la propriété du capital empêche à la majorité de la population l’accès à un « capital primitif », c’est-à-dire au droit de disposer de l’usage de « la terre, qui est la propriété générale de l’espèce ». C’est pourquoi, cette propriété naturelle, étant non respectée, ne peut être rétablie que par l’octroi d’un substitut, le « droit au travail » visant à attribuer à tout membre de la société la garantie d’un travail suffisamment rémunéré lui permettant de vivre décemment (V. Considérant [1838-1839, p. 593]). V. Considérant reprendra ensuite ces premiers développements dans Théorie du droit de propriété et du droit au travail publié d’abord en 1839 puis réédité en 1848.