2.1) Les principes de l’économie sociale

Les économistes se doivent, selon V. Considérant, de rechercher tous les procédés permettant d’adapter la « forme sociale » à la « nature de l’homme », « forme sociale » au sein de laquelle les personnes trouvent les moyens de réaliser les fins auxquelles ils aspirent 690 . En fait, économie et politique se confondent. La « science politique » sera constituée lorsqu’elle aura trouvé la combinaison des intérêts particuliers à l’intérêt général 691 . Cet objectif assigné à la politique relève de « l’économie sociale » 692 . V. Considérant adopte donc une approche économique de la politique, offrant de nombreuses similitudes avec la conception saint-simonienne, et s’opposant à la méthode généralement suivie par les économistes classiques depuis J.-B. Say 693 .

C. Fourier part du même présupposé dans la mesure où le gouvernement de la société s’effectue au moyen du principe économique de l’association. Cette dernière est en effet au fondement même de l’économie, dont l’analyse permet de trouver le moyen de concilier les intérêts individuels et d’atteindre un niveau de bien-être social minimal pour tous 694 . Faire fi du milieu social au sein duquel les personnes entreprennent leurs actions économiques revient en définitive à maintenir un état social antagonique où ‘« tout industrieux est en guerre avec la masse, et malveillant envers elle par intérêt personnel »’ ; tout obstacle ne sera levé que dans une organisation sociale‘« où chaque individu ne [pourra] trouver son avantage que dans celui de la masse entière »’ 695 .

De fait, la solution à la question sociale n’est pas recherchée dans un arrangement politique qui garantirait la convergence des intérêts particuliers à l’intérêt collectif, mais dans une organisation économique et politique qui répond en premier lieu aux besoins matériels des membres de la société. Le système économique présent en effet n’assure pas la liberté du travail, à savoir le droit d’exercer les fonctions productives pour lesquelles le travailleur est le plus qualifié et dont dépendent la satisfaction de ses besoins matériels 696 .

Le but de l’organisation sociale sera en outre de permettre la libre réalisation des passions individuelles au premier rang desquelles figure le désir de richesse complété en second lieu des passions affectives (amitié, amour, paternité et ambition) et des passions distributives (cabaliste, alternative, composite) 697 . L’organisation sociale par l’association répond à ces deux exigences d’une part, en produisant un revenu supérieur au revenu de l’organisation économique concurrentielle, et d’autre part, en réalisant la conciliation des intérêts particuliers à l’intérêt général en ce sens que le travail de l’un est directement proportionnel au bien-être de l’autre. Chacun trouve dans la nouvelle organisation un intérêt à assurer la satisfaction des besoins des co-associés.

L’économie politique est ainsi définie par V. Considérant comme ‘« l’art de combiner, le mieux possible, les forces créatrices de la richesse et du bien-être, d’augmenter la puissance productive du capital’ ‘, du travail’ ‘ et du talent, d’utiliser et de développer, harmoniquement toutes les facultés oisives, endormies, déviées, de faire converger et d’associer les uns avec les autres les intérêts qui se heurtent »’ 698 . En fait, ce but est sensiblement identique à celui qui prévaut au sein du courant économique classique. Il s’agit bien de déterminer les causes de la richesse des sociétés et des voies harmonieuses, c’est-à-dire conciliant tous les intérêts en jeu, par lesquels cette richesse peut être acquise. Mais ces objectifs fixés, les moyens mis en oeuvre s’opposent sur un point essentiel. Alors que les économistes classiques voient dans le mobile de l’intérêt individuel le moyen le plus sûr pour assurer efficacité économique et justice sociale, V. Considérant montre la nécessité du changement organisationnel pour répondre aux objectifs fixés.

Tenir compte du milieu social au sein duquel les personnes réalisent leurs activités économiques élargit considérablement l’objet d’étude des économistes. Il s’agit dans cette perspective de considérer évidemment les mobiles économiques, dont l’intérêt individuel constitue le principe canonique, mais aussi les mobiles non-économiques qui sont supposés ici exercer une influence sur les actions économiques. De fait, C. Fourier et V. Considérant donnent certes, une spécificité aux fins économiques, dans la mesure où l’organisation sociale doit répondre avant tout aux besoins matériels exprimés, mais ils ne sauraient constituer l’ensemble des motivations individuelles et doivent être complétés de mobiles extra-économiques. Satisfaire les passions individuelles, ne se réduisant pas aux seules passions économiques, constitue une condition nécessaire à l’efficacité économique et à la justice sociale et ce but ne pourra être atteint que par une modification de l’organisation sociale.

Donc, deux principes essentiels résument la conception de l’économie politique adoptée par V. Considérant. Premièrement, les personnes sont supposées poursuivre des fins économiques et non-économiques, et, il incombe aux économistes de rendre compte de la structure de ces motivations individuelles. Deuxièmement, la tâche de l’économie politique équivaut dès lors à rechercher les moyens de satisfaire ces besoins exprimés et en premier lieu l’exigence d’un maximum de production ; elle passe par une modification du milieu social, action consistant à trouver les mécanismes réalisant l’identité des intérêts individuels et de l’intérêt général 699 .

Le fouriérisme et le saint-simonisme offrent dans leurs approches de l’économie politique de nombreux traits communs tant dans la réponse économique qu’ils apportent à la question sociale, par la place attribuée au désintéressement, que dans le moyen, en l’occurrence l’association, qu’ils préconisent pour assurer l’harmonie sociale. Ce but et ce moyen, pour différents qu’ils soient, participent d’une même vision des phénomènes économiques. Ces derniers en effet ne peuvent être analysés en dehors du cadre institutionnel à l’intérieur duquel ils se développent. L’évolution des conditions sociales fera qu’un même fait économique pourra avoir des conséquences opposées tant en termes de bien-être social que d’efficacité économique. L’intérêt individuel dans un système concurrentiel est la cause directe des inégalités économiques et de la mauvaise répartition des produits du travail alors qu’il devient dans une organisation associative un facteur positif d’émulation contribuant à augmenter la production des richesses 700 . P. Enfantin et V. Considérant adoptent donc une conception de l’économie politique offrant de nombreux points de convergence. Ils se rejoignent aussi sur le procédé qu’ils développent afin de contrecarrer les inégalités générées par la concurrence, à savoir la pratique de l’association. Mais au travers de celle-ci, P. Enfantin et V. Considérant dessinent deux programmes économiques reposant sur des différences marquées à la fois sur les moyens employés pour développer l’association et sur les principes régissant l’organisation interne de l’association.

Notes
690.

V. Considérant [1848, p. 55].

691.

V. Considérant [1844 (1836), p. 9].

692.

V. Considérant [Ibid., p. 36].

693.

« On a longtemps confondu la Politique proprement dite, la science de l’organisation des sociétés, avec l’Economie politique, qui enseigne comment se forment, se distribuent et se consomment les richesses qui satisfont aux besoins des sociétés. Cependant les richesses sont essentiellement indépendantes de l’organisation politique […]. Si la liberté politique est plus favorable au développement des richesses, c’est indirectement, de même qu’elle est plus favorable à l’instruction », J.-B. Say [1972 (1803), p. 7].

694.

C. Fourier [1966 (1808), p. 122].

695.

C. Fourier [1966 (1829), pp. 33-34].

696.

C. Fourier [1966 (1808), p. 136].

697.

La passion cabaliste correspond à la fougue spéculative, à la recherche de l’intrigue, etc. ; la passion composite comprend la fougue aveugle, l’enthousiasme ; enfin, la passion alternative se définit par le besoin de changement périodique, C. Fourier [1971 (1841), p. 145] (voir le paragraphe 3 de ce chapitre).

698.

V. Considérant [Op. cit., p. 32].

699.

Le principe constitutif de l’organisation sociale doit avoir pour « caractère d’offrir satisfaction à tout intérêt donné, à toute faculté, à toute passion constitutive de l’humanité » ; il vise à « organiser le travail humanitaire sur le globe, de telle sorte que son effet utile soit le plus grand possible ; c’est-à-dire de telle sorte qu’il y ait unité d’action, convergence de toutes les forces, et que le mode de travail soit en consonance avec les penchans natifs de l’homme, qu’il les développe, les utilise, les satisfasse, et par conséquent les légitime », V. Considérant [1834b, p. X, p. 9].

700.

V. Considérant souligne : « la forme sociale étant variable et la nature de l’homme irréductible, il est évident que c’est sur la forme sociale, et non sur la nature de l’homme, que la raison doit chercher à opérer des mutations. II faut qu’elle trouve une forme sociale qui s’accommode à l’organisation passionnelle de l’homme », V. Considérant [Op. cit., p. 266].