2.3) L’« harmonie sociale » assurée par l’association

L’organisation concurrentielle de l’économie exerce une contrainte sur la libre réalisation des actions individuelles. Une organisation sociale inadaptée aux besoins individuels conduit nécessairement à l’égoïsme individuel. Car, selon V. Considérant, le travailleur n’attend pas de son travail simplement une réponse à ses fins matérielles mais aussi le ‘« besoin […] de rattacher son action à une œuvre d’ensemble, de jouer dans le concert de l’ordre général, d’avoir un rôle apprécié dans un tout harmonique »’ 739 . Autrement dit, la personne recherche à la fois la satisfaction de ses besoins personnels, et, la reconnaissance sociale ; par conséquent, une organisation économique ne tenant pas compte de cette dernière finalité de l’action individuelle ne peut qu’entraîner inefficacité du travail et désordre social. C’est sur ce point que V. Considérant insiste tout spécialement pour critiquer l’organisation du travail de la société des années 1830 740 . Le travail constitue une contrainte, facteur de sacrifice individuel, et, favorise les pratiques égoïstes. L’association remédie à ces dysfonctionnements en faisant du travail une activité librement choisie, source de plaisir et génératrice d’« harmonie sociale ». Le principe d’association est autant recherché pour ses effets économiques positifs que pour l’organisation du travail « attrayante » qu’il permet de réaliser. Et, il assure en dernier lieu la conciliation des intérêts individuels à l’intérêt général, aboutissant à ce que V. Considérant nomme l’ « Unitéisme collectif » 741 .

Deux grands ensembles de résultats sont obtenus par l’organisation de l’économie par l’association. Premièrement, au niveau économique ; les travailleurs par la nouvelle organisation du travail proposée voient leurs conditions de travail s’améliorer. Ils bénéficient aussi de l’augmentation de la production industrielle et de la richesse économique ainsi créée. L’association, comme on l’a vu précédemment, combinée avec la concurrence dans et entre les branches industrielles entraîne une augmentation du revenu économique.

Deuxièmement, au niveau social ; l’inégalité des positions d’abord au sein de la phalange industrielle est compensée par l’alternance des fonctions conduisant à l’harmonie dans chaque atelier de production 742 . La justice distributive ensuite est assurée dans l’association par la reconnaissance en chaque travailleur de ses compétences ; il est de l’intérêt de chaque travailleur et de chaque atelier industriel de juger la vraie valeur des aptitudes de chacun des travailleurs, car, pour le premier, la production de la phalange qui lui profite sera maximale à cette seule condition, et pour le second, il perdra en cas de mauvais jugement une part de revenu dans la richesse économique totale du fait de la baisse de la production. L’« harmonie sociale » enfin est atteinte dans la société grâce à ce mode d’organisation du travail.

Ce dernier point est d’importance car il remet en cause le principe d’une identité des intérêts individuels et de l’intérêt collectif fondée sur la concurrence et la propriété individuelle. Les conditions de l’organisation économique sont en effet non adaptées à la « nature humaine » ; cette inadéquation requiert une transformation non des fins poursuivies mais de l’organisation économique. Au moyen de ce nouveau « principe de l’ordre », la coordination des intérêts individuels sur un même but d’action devient ainsi réalisable 743 . Pour autant, la concurrence continue de s’exercer tant dans qu’en dehors de chaque association industrielle ; elle est même un moteur essentiel à la cohésion sociale : ‘« dans le milieu harmonien, les natures individuelles concourent d’autant plus énergiquement à la multiplication et à l’accroissement des forces sociales et des liens sociaux, à l’Accord général et supérieur, à l’unité collective, à l’ordre, qu’elles sont plus riches en Discords et en facultés d’antagonisme »’ 744 . Cinq raisons sont avancées pour expliquer le fonctionnement harmonieux de l’association.

L’association permet donc la subordination des intérêts individuels à l’intérêt général mais sans qu’aucune contrainte ou aucun sacrifice ne soit nécessaire car il est de l’intérêt du travailleur de concourir efficacement à l’intérêt collectif étant lui-même bénéficiaire du produit d’ensemble de l’association en raison directe de sa participation. Dès lors, se pose la question du type d’actions entreprises au sein de l’association : répond-elle d’un « intérêt bien entendu » en ce sens que chaque individu en poursuivant l’intérêt général sait pertinemment qu’il atteindra ses fins personnelles ? Ou bien est-ce que la réorganisation économique induit le développement de mobiles d’action ignorés jusque là dans l’organisation économique concurrentielle ? Nous allons voir que la seconde réponse semble la mieux appropriée.

Notes
739.

Et ajoute-t-il : « c’est aux satisfactions de plus en plus larges de ce haut et noble besoin que sont attachées les grandes et religieuses jouissances, les inspirations supérieures, les grandioses synergies […] Le travail civilisé enclôt le travailleur dans le misérable cercle de son égoïsme individuel, tout au plus de son égoïsme familial », V. Considérant [1834b, p. 133].

740.

« Dans la forme sociale actuelle nous ne sommes pas libres de disposer de nos actes industriels de manière à les mettre en consonance avec notre nature, avec nos passions », V. Considérant [Ibid., p. 136].

741.

V. Considérant [Ibid., p. 112]. En fait, V. Considérant reprend ce terme de C. Fourier qui le définit comme le « penchant de l’individu à concilier son bonheur avec celui de tout ce qui l’entoure, et de tout le genre humain », C. Fourier [Op. cit., p. 79].

742.

Ainsi, au sein de chaque série, « les rangs s’intervertissent dans les différentes compositions. Voilà le germe des compensations et des équilibres. Celui qui domine dans une hiérarchie, trouve au-dessus de lui, en passant dans une autre, ceux qui tout-à-l’heure étaient au dessous », V. Considérant [Ibid., p. 270].

743.

L’association s’apparente dès lors à un « mécanisme social dans lequel toute l’énergie des passions tourne au bien et engendre un ordre admirable […] que l’Ordre le plus parfait, que l’Unité, que l’Harmonie enfin a pour moyen la Liberté elle-même développée dans des conditions données », V. Considérant [Ibid., p. LXXXVI].

744.

V. Considérant [Ibid., p. 325].

745.

« Plus nous sommes gens à prendre vivement fait et cause pour les fonctions auxquelles nous nous adonnons, plus nous sommes actifs à la rivalité, plus, en même temps, nous sommes riches en liens, en esprit corporatif, en accords », V. Considérant [Ibid., p. 325].

746.

V. Considérant [Ibid., p. 332].