3.1) L’adaptation du milieu social  

La doctrine fouriériste montre d’abord la nécessité d’une modification de l’organisation sociale au sein de laquelle se développent la production et la distribution des ressources économiques. Les mobiles d’action restent identiques dans toutes les situations sociales, mais leur développement peut être contraint par le milieu social. V. Considérant reprend à C. Fourier sa théorie des passions humaines. Trois types de passions sont distingués 747 . Les passions sensitives ou « luxisme »  d’abord ; elles correspondent au « désir du luxe » et s’apparentent en fait aux besoins matériels de l’homme 748 . Les passions affectives ou « groupisme » ensuite ; elles désignent le « désir des groupes » regroupant les sentiments d’amitié, d’amour, d’ambition (ou corporatif) et de famille ; elles sont ainsi caractéristiques des motivations de sociabilité de la personne. Les passions distributives ou « sériisme » enfin ; elles définissent le « désir des séries » 749  ; on en compte trois : la « cabaliste ou esprit de parti » pour l’esprit de compétition ou d’émulation, la « composite » pour l’enthousiasme suscité notamment par le travail en coopération, et la « papillonne » pour le besoin de changement ou de variété 750 . La combinaison de ces trois groupes de passions aboutit à l’« unitéisme », un état social où prévaut une « philanthropie illimitée, une bienveillance universelle » entre les membres de la société contrastant avec l’égoïsme de la société contemporaine 751 .

On dénombre ainsi douze passions qui constituent la « véritable base de la science sociale » 752 . La réussite d’un projet de réorganisation de la société dépend en effet de l’adaptation des conditions sociales à ces différents mobiles d’action. La critique fouriériste de la concurrence part de ce point. La production et la distribution des richesses économiques régies uniquement par la concurrence entravent le libre développement des passions et par extension expliquent pourquoi une telle organisation de l’économie continue à produire des inégalités économiques et sociales. Au moins trois critiques peuvent lui être adressées liée chacune à un des trois ensembles de passions. Premièrement, l’organisation concurrentielle de l’économie ne permet pas de donner entière satisfaction aux besoins matériels des membres de la société ; plusieurs facteurs sont avancés par C. Fourier et V. Considérant pour expliquer les raisons de cette inefficacité économique 753 . Deuxièmement, elle s’oppose au développement d’actions désintéressées et exacerbe l’influence de l’intérêt individuel : ‘« l’esprit mercantile, qui a tout envahi […] a soufflé partout l’égoïsme’ ‘ […]. C’est dans l’égoïsme que l’on fait consister toute vertu, toute sagesse »’ 754 . Enfin, troisièmement, le travail n’est pas exercé par plaisir mais par nécessité contraignant de fait la réalisation des passions distributives 755 .

Le sentiment égoïste n’est en fait que le résultat de fausses croyances portées sur la « nature humaine ». Les doctrines sociales ont supposé l’inaccessibilité du bonheur individuel et partant du bien-être économique et moral. Or, ‘le’ désir de bonheur est inhérent à la personne provoquant de fait dans la société contemporaine une opposition entre le milieu social et les fins auxquelles aspirent toute personne. Cette contradiction conduit ‘« chaque homme dans la recherche isolée et égoïste de son bonheur particulier »’ 756 , et ce faisant à l’intérêt individuel une influence sur le comportement individuel anormalement élevée. Au reste, il ne s’agit pas simplement d’un intérêt strictement personnel mais d’un intérêt corporatiste, familial 757 . La diffusion de l’« esprit mercantile » n’a ainsi que prolongé et amplifié l’égoïsme.

Cet individualisme contribue par ailleurs à opposer les intérêts particuliers et globalement provoque la désorganisation sociale. De fait, la cohésion de la société sera retrouvée dès lors que les intérêts ne seront plus dissociés mais associés ; le principe d’association appliqué à tous les domaines de l’organisation économique, domestique, agricole, manufacturière et commerciale, permet justement d’unir « autant les intérêts des propriétaires et des maîtres que ceux des prolétaires et des ouvriers » tout en assurant parallèlement « la création des richesses et de tous les moyens du bien-être physique et moral de l’homme » 758 . L'association comble tous les défauts de la concurrence. Elle permet d'abord de produire davantage et donc de disposer d'un partage des richesses économiques plus avantageux pour tous les membres de la société. Ce premier point constitue une condition préalable à laquelle doit nécessairement répondre le projet de réorganisation sociale ; l'objectif économique prévaut sur toutes les autres fins sociales 759 . L'association ensuite multiplie les occasions de coopération facilitant de fait ‘« la libre formation des groupes, les réunions libres et sympathiques où se forment et se développent les affections, les sentiments du cœur, les passions corporatives, les liens d'amitié, d'amour, d'ambition, de famille »’ 760 . Enfin, le travail devient une activité recherchée pour elle-même. L’attrait du travail associé repose sur le jeu combiné de ces trois passions distributives : l’association développe en effet à la fois une rivalité entre travailleurs correspondant à la passion « cabaliste », un enthousiasme collectif provoqué par une activité exercée en commun répondant à la passion « composite », et une alternance des fonctions satisfaisant à la passion « papillonne » 761 .

L'action économique réalisée dans l'association est non seulement efficace, mais en plus devient une source de plaisir. Le défaut principal de l'organisation concurrentielle tient à l'inadéquation du milieu social aux motivations individuelles. En effet, ‘« l'homme aime le plaisir, voilà tout. Que travail’ ‘ devienne plaisir, c'est-à-dire moyen d'excitation et de satisfaction des douze passions, et l'homme aimera travailler»’ 762 . Le travail devient ainsi attrayant et productif par une organisation associative de l'économie, mais cet objectif ne peut être rempli que si est donnée une entière liberté individuelle dans le choix du travail 763 .

Le problème de l'économie sociale revient donc à trouver la formule sociale qui garantisse la combinaison réussie des intérêts individuels. C. Fourier et V. Considérant trouvent la solution dans l'association. La question sociale ne se résoudra non pas par l'apprentissage de nouvelles règles de comportements qui resteront inchangées quel que soit le milieu social mais par une modification des conditions de réalisation des intérêts particuliers. La concurrence ne fait que générer une « fausse combinaison de ces intérêts » ; l'association à l'inverse est le ‘« principe qui rend ainsi solidaire, qui corporise des intérêts tout-à-l'heure opposés et divergents »’ 764 . L'intérêt individuel n'en est pas pour autant abandonné ; il continue à exercer malgré le développement de sentiments désintéressés un rôle important au sein de l'association.

Notes
747.

V. Considérant [Ibid., pp. 124-125].

748.

Le « luxisme » regroupe les cinq sens du goût, de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du toucher, C. Fourier [Op. cit., p. 77-78].

749.

C. Fourier [Ibid., p. 78].

750.

C. Fourier [1971 (1841), p. 145]. Voir aussi J. Beecher [Op. cit., pp. 241-259].

751.

C. Fourier [1966 (1808), pp. 79-82].

752.

V. Considérant [Ibid., p. 125].

753.

Voir le paragraphe 1 précédent de ce chapitre.

754.

V. Considérant [1834a, p. 127.].

755.

Les travailleurs ne sont que « des malheureux décorés du nom d’hommes libres […] mais forcés de travailler par la vertu de la famine et de la misère », V. Considérant [Ibid., p. 102].

756.

V. Considérant [1834b, p. XX.].

757.

Le sentiment égoïste se définit comme « un espoir tout individuel […] à chercher pour soi, et tout au plus pour les siens, son bien dans ce monde », V. Considérant [Ibid., p. XX].

758.

V. Considérant [1844 (1836), pp. 24-25].

759.

Il ne s'agit pas par conséquent de répartir de manière plus égalitaire les ressources économiques mais d'inciter par des conditions sociales appropriées à un surcroît de production, V. Considérant [Ibid., p. 31].

760.

V. Considérant [1834b, p. 120].

761.

V. Considérant [Ibid., pp. 105-106].

762.

V. Considérant [Ibid., p. 133]. Voir aussi H. Bourgin [Op. cit., pp. 32-35] sur l’opposition de V. Considérant à toute morale du sacrifice.

763.

V. Considérant [Ibid., p. 161].

764.

V. Considérant [1844 (1836), p. 35 ; p. 46].