3.2) Les modifications apportées à l'intérêt individuel

La combinaison réussie des intérêts particuliers donne entière satisfaction aux passions humaines. On aboutit ainsi à une organisation économique où prédomine l'«Unitéisme ». Il révèle le besoin dont éprouve la personne de dépasser ses préférences personnelles par un but social dans lequel son intérêt individuel est subordonné à l'intérêt général 765 . Mais ce sentiment social d'«Unitéisme » n'implique pas non plus que l'intérêt individuel soit désormais contraint aux prérogatives de la collectivité. L'égoïsme qu'il soit individuel ou familial demeure en effet une condition de réalisation de l'« harmonie sociale ». Il doit être rejeté lorsqu'il entraîne le sacrifice des intérêts sociaux à l'intérêt individuel mais accepté si « l'amour de soi » conduit à « l'amour des autres individualités » 766 . Il n'est pas question d'un quelconque sacrifice individuel 767 : les associés trouvent un intérêt au bien-être d’autrui car plus les résultats de chacun seront élevés et plus les bénéfices à partager le seront aussi. L'intérêt de l'association prévaut sur l'intérêt individuel, mais il ‘« est l'intérêt personnel et direct de tous »’ 768 .

Dans cette perspective, le principe d'action développé par V. Considérant n'est finalement pas très éloigné de la doctrine de l'« intérêt bien entendu ». Chacune des personnes s'engageant dans l'association accepte certes, dans un premier temps, de consacrer son action au bien commun mais elle sait pertinemment que dans un second temps elle sera récompensée de ses efforts par une rétribution de son travail d'autant plus conséquente que les rapports d'association seront nombreux pour elle.

Pourtant, à notre sens, V. Considérant dépasse au moins partiellement ce principe pour au moins deux raisons. D'une part, car il faut tenir compte de l'existence de mobiles désintéressés aux côtés de l'intérêt individuel. On pense ici aux passions affectives. Et d'autre part, parce que la personne agit aussi en fonction du regard que lui porte son entourage ; le désir de reconnaissance ou d'estime sociale constitue ainsi un trait de la « nature humaine ».

Intérêt et désintéressement sont en effet deux principes constitutifs de l'association ; cette dernière est en effet ‘« l'idée même de la sociabilité la plus perfectionnée ; elle exprime le concours convergent des forces individuelles, libres et volontairement unies pour la création des moyens du bien-être et du perfectionnement commun, pour la production des avantages sociaux, et la répartition de ces avantages »’ 769 . Intérêt individuel ne signifie pas intérêt pour soi, mais intérêt pour autrui dans la mesure où la personne bénéficie réciproquement des actions intéressées d’autrui. L’association devient alors le moyen de développer ‘« enfin le dévouement’ ‘ et l’amour de l’Humanité en offrant au dévouement un grand but, en proclamant que l’amour de l’Humanité n’est pas un sentiment’ ‘ improductif et stérile ! »’ 770 . A l'instar du courant saint-simonien, la réalisation du sentiment social est au sein de la doctrine fouriériste une condition d'efficacité économique. Mais encore une fois, il ne s’agit pas d’un désintéressement pur mais de désintéressement et d’intérêt entremêlés ; la personne est intéressée mais aussi désintéressée, et cette combinaison se réalise d’autant mieux si l’action économique prend place dans l’association.

Pour V. Considérant, la poursuite de l’intérêt individuel est par ailleurs une condition nécessaire à l’obtention d’un ordre social pacifique évacuant les craintes d’une subordination du désintéressement sur l’intérêt. Les fins économiques mettent fin en ce sens aux rapports sociaux conflictuels. En même temps, le plein développement des sentiments sociaux ne pourra se faire que sous la condition préalable de la satisfaction « des intérêts matériels » 771 . Le principe de l’intérêt personnel demeure un mécanisme économique trop important pour qu’un projet de réforme économique n’ait la prétention de s’en passer, d’une part, car il est à la base des progrès dans la production, et d’autre part, parce qu’il est synonyme dans le champ économique de la liberté individuelle. Mais l’intérêt ne saurait englober l’ensemble des fins individuelles. Il faut en effet y inclure d’autres mobiles d’actions, dont l’intérêt manifesté par toute personne du sort de son entourage social. Il ne s’agit plus alors d’un intérêt purement personnel mais d’un intérêt en quelque sorte situé socialement. Cette recherche de fins sociales subordonnant les intérêts particuliers sera toujours, selon V. Considérant, une action prisée et efficace du point de vue économique 772 . L’association permet de combiner avec une œuvre commune sociale ‘« tous les intérêts intimement liés et tous les amours-propres corporisés »’ 773 .

On retrouve en définitive certains éléments développés par P. Enfantin dans cette conception du comportement individuel, mais la position de V. Considérant s’en différencie sur au moins un point, à savoir l’absence d’ambiguïté quant au projet politique de la doctrine sociale proposée. Il est en effet hors de question de contraindre le choix des activités productives ce que les écrits de P. Enfantin pouvaient parfois laisser présager. L’association‘« réserve complètement la personnalité, l’individualité, la propriété »’, mais l’associé reconnaît parfaitement les inégalités au sein du processus de production et dans la distribution car il sait qu’il profitera sans que cela n’impose aucun sacrifice de sa part des efforts productifs de chacun des associés et qui seront d’autant plus efficaces si l’organisation de l’association est fondée sur la hiérarchie des capacités 774 .

L’idée d’association se réfère chez V. Considérant à l’association de travailleurs dont le but est l’organisation rationnelle de la production et de la répartition des richesses. Les crises économiques répétitives sont directement imputées au principe concurrentiel de l’économie politique classique. L’association permet de créer un nouveau milieu social susceptible d’apporter une réponse efficace au paupérisme de la société française. L’association fouriériste et saint-simonienne présente sur les objectifs poursuivis de nombreuses similitudes comme on l’a noté précédemment. Cependant, deux points de divergence au moins méritent d’être soulignés. Le travail premièrement, devient une activité « attrayante » pour V. Considérant ; le travail associé en surmontant les problèmes économiques et sociaux du salariat permet de faire de l’activité productive une source de bien-être individuel. Enfin, deuxièmement, la réforme associative ne vise pas la subordination du capital au travail, mais l’extension de la propriété privée du capital à tous les associés. Le capital n’est pas acquis en fonction du travail réalisé mais continue à exercer une fonction indépendante et à être rétribué suivant les résultats obtenus par l’association. Le but politique est donc limité comparativement aux réorganisations économiques étudiées jusque là.

Aussi, la hiérarchie au sein de l’association est-elle tempérée par des règles d’organisation spécifiques, notamment par l’alternance des fonctions productives pour chaque associé. L’association ne crée pas une nouvelle forme de désintéressement mais répond aux fins sociales inhérentes à la « nature humaine ». Il convient dès lors de développer les conditions de réalisation des actions économiques qui leur correspondent. En ce sens, il n’y a pas d’apprentissage individuel ou social par la pratique associative mais une coordination des fins de la personne à la nouvelle forme organisationnelle. Si V. Considérant reconnaît l’existence d’un intérêt individuel, il exclut l’idée d’un « intérêt bien entendu » d’une part, en montrant l’irréductibilité du désintéressement dans toute activité économique, et d’autre part, en postulant l’inscription sociale du comportement individuel, passant entre autres par un besoin de reconnaissance sociale. Une fois encore, le désintéressement prévaut sur l’intérêt individuel.

Les auteurs « associationnistes » étudiés jusqu’à présent font du désintéressement un présupposé du changement économique. L’institution des associations volontaires repose sur des actions volontaires, libres et dominées par des valeurs de solidarité, de dévouement, ou encore de sympathie. Ils contestent dans cette mesure le postulat selon lequel l’intérêt individuel constitue le principe de base de l’action économique. P. Enfantin, P. Buchez, P. Leroux et V. Considérant critiquent communément l’individualisme, qu’ils rattachent à l’« égoïsme », du système économique classique. Ils proposent en contrepartie le développement de l’association, seule à même de redonner au sentiment social une fonction dans la production et la répartition des richesses. L’idée d’association chez A. de Tocqueville, que nous étudions dans le chapitre suivant, part des mêmes présupposés. Il s’agit en effet de dépasser l’individualisme des sociétés démocratiques. Mais il va condamner la solution adoptée par les auteurs « associationnistes » car elle ne peut conduire qu’au développement de la contrainte sociale et miser sur l’« intérêt bien entendu  » des membres de la société pour surmonter l’« égoïsme » contemporain.

Notes
765.

V. Considérant [1834b, p. 134].

766.

V. Considérant [1844 (1836), p. 37].

767.

« Toute théorie qui dépouille violemment ou qui demande des sacrifices volontaires n'est pas une théorie d'association », souligne V. Considérant, V. Considérant [Ibid., p. 49].

768.

V. Considérant [1834b, p. 327].

769.

V. Considérant [1848, p. 55].

770.

V. Considérant [1834b, p. XXVII].

771.

V. Considérant [Ibid., p. 7].

772.

« Il y a dans des fonctions qui se rattachent à un grand ensemble, forment corps et se lient aux intérêts généraux du pays, quelque chose de plus large et de plus honorable en soi, que dans le travail de celui qui ne spécule que pour lui seul, qui n’est lié d’intérêt qu’avec sa famille », V. Considérant [Ibid., p. 177].

773.

V. Considérant [Ibid., p. 333].

774.

V. Considérant [1848, pp. 56-59]