CHAPITRE 5 : LIB é RALISME ET ASSOCIATION CHEZ ALEXIS DE TOCQUEVILLE

On pourrait s’étonner a priori de trouver à cet endroit les écrits d’A. de Tocqueville. N’est-il pas en effet un penseur politique avant tout, peu concerné par l’économie politique ? En outre, son libéralisme ne le conduit-il pas à rejeter toute réforme sociale, notamment fondée sur le principe d’association, parce qu’elle entraînerait une intervention inévitable de l’Etat en matière sociale ? On cite à ce titre souvent le discours prononcé à l’Assemblée Constituante en septembre 1848 où il déclare en particulier : ‘« il n’y a rien qui donne aux travailleurs un droit sur l’Etat ; il n’y a rien qui force l’Etat à se mettre à la place de la prévoyance individuelle, à la place de l’économie, de l’honnêteté individuelle ; il n’y a rien là qui autorise l’Etat à s’entremettre au milieu des industries, à leur imposer des règlements, à tyranniser l’individu pour le mieux gouverner, ou, comme on le prétend, insolemment, pour le sauver de lui-même »’ 775 . Deux réponses peuvent être données à la première question. D’une part, A. de Tocqueville s’intéresse à l’économie politique très tôt ; il lit notamment J.-B. Say 776 . D’autre part, il commence à partir de 1833 à la suite d’un premier voyage en Angleterre à se préoccuper de la question sociale. Il écrit ainsi une série de textes sur le paupérisme dans lesquels il réfléchit au rôle de l’association comme moyen de subvenir aux besoins des classes défavorisées 777  ; il est influencé par la lecture d’économie politique chrétienne ou recherches sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe et sur les moyens de la soulager et de la prévenir (1834) d’Alban de Villeneuve-Bargemont 778 . Son second voyage en Angleterre et en Irlande dans les grands centres urbains l’amène à développer dans la deuxième partie de De la démocratie en Amérique (1840) un chapitre relatif aux problèmes ouvriers causés par l’industrialisation sur la situation ouvrière 779 . Il étend et systématise parallèlement l’idée d’association. Donc on ne peut répondre que négativement à la première question posée ; il existe des parties non négligeables de l’œuvre d’A. de Tocqueville qui intéressent directement les économistes. On répondra aussi par la négative à la seconde question dans la mesure où son intérêt pour l’économie politique le conduit à faire du principe d’association un moyen sinon optimal du moins plus efficace que la « charité légale » ou la « charité individuelle » dans la résolution des inégalités sociales 780 . Il n’est pas hostile en ce sens à l’idée d’une assistance transitoire organisée par des associations, mais rejette à l’inverse le principe d’une « charité légale », régulière, ne pouvant déboucher que sur le développement de la contrainte 781 . Il maintient par la suite une position à peu près similaire. Plusieurs faits en témoignent 782 . Tout d’abord, son engagement dans le parti de la « jeune gauche » en 1847 est particulièrement significatif ; il se montre ainsi favorable à une politique sociale modérée de manière à prévenir les risques de conflits révolutionnaires majeurs 783 . Ou bien encore, son refus tardif du « Droit au travail » datant du 11-12 septembre 1848 784  ; ce choix contraste en fait avec l’opinion positive qu’il avait exprimée en février 1848 à l’égard de ce projet de loi 785 .

Aussi, on se propose d’étudier la période comprise entre ses premières lectures en économie politique aux alentours des années 1828-1829 et la publication de la deuxième partie de De la démocratie en Amérique en 1840 en nous interrogeant sur les apports du point de vue économique de la pensée de l’association d’A. de Tocqueville. Deux perspectives peuvent être ainsi distinguées. Une première relative à la question sociale ; l’association s’apparente alors essentiellement à un mode d’organisation intermédiaire entre assistance légale et charité individuelle (1). Et une seconde perspective dans De la démocratie en Amérique posant les bases d’une véritable théorie de l’association dans laquelle s’affirme le principe d’un « intérêt bien entendu » se démarquant explicitement de la doctrine sociale individualiste (2).

Notes
775.

A. de Tocqueville [1991 (1848), p. 1152].

776.

Voir ses « Notes sur l’Economie politique de Jean-Baptiste Say » (A. de Tocqueville [1989a]). Il commente et annote le premier volume du Cours complet d’économie politique pratique de J.-B. Say paru en 1828-1829. Voir aussi sa correspondance avec Gustave de Beaumont, A. de Tocqueville [1967, p. 72].

777.

Il s’agit de deux essais : « Mémoire sur le paupérisme » publié en 1835 et « Deuxième article sur le paupérisme », non publié, écrit en 1837, et auxquels il faut ajouter « Lettres sur le paupérisme en Normandie », non publié, écrit en 1835, A. de Tocqueville [1991 (1835a) ; 1991 ; 1989b].

778.

Voir E. Keslassy [2000, pp. 86-99] sur les autres influences possibles sur la question du paupérisme.

779.

Il s’agit du Chapitre XX intitulé « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie », A. de Tocqueville [1992 (1840), pp. 671-675].

780.

A. de Tocqueville [1991 (1835a), p. 1166 ; p. 1171].

781.

A. de Tocqueville [Ibid., pp. 1167-1170].

782.

Voir E. Keslassy [Op. cit., pp. 201-262] pour une vue exhaustive des prises de positions d’A. de Tocqueville.

783.

Le parti de la « jeune gauche » est formé le 7 février 1847 ; il préconise entre autres des mesures d’assistance sociale en faveur des classes pauvres reposant sur une intervention de l’Etat, voir E. Kesslassy [Ibid., pp. 219-223].

784.

Discours prononcé à l’Assemblée constituante auquel nous faisions référence précédemment.

785.

Voir E. Keslassy [Ibid., pp. 237-240].