1.1) Le paupérisme : les causes et les alternatives

Le point de départ de la réflexion d’A. de Tocqueville sur le paupérisme part du constat apparemment contradictoire montrant que les pays industriels économiquement les plus riches sont ceux qui possèdent la plus grande pauvreté. Il observe ainsi au cours de ses deux voyages en Angleterre en 1833 et 1835 l’importance de la charité publique alors qu’elle est pourtant la société où les progrès économiques ont été les plus conséquents en ce début de XIXe siècle 787 . En faisant de l’industrialisation la cause principale du paupérisme, A. de Tocqueville trouve sur ce point une confirmation des thèmes qu’il développe et développera dans De la démocratie en Amérique. La société aristocratique fondée sur une inégalité « naturelle » maintient une « bienveillance réciproque » entre la noblesse et le reste de la population 788 ; la grande pauvreté n’existe pas. Le développement de la société démocratique et industrielle vient détruire ce lien moral et laisse sans ressources les classes défavorisées ne pouvant plus compter désormais que sur elles-mêmes. Le paradoxe provient alors de la coexistence d’une progression quantitative des classes aisées et des classes pauvres. Quelles solutions dès lors apporter pour combler cette inégalité sociale ? L’Angleterre a opté pour la charité légale, mais elle n’est pas pour A. de Tocqueville le moyen approprié. Il avait dès 1833 montré en quoi l’institution d’un droit à l’assistance favorise les conduites immorales au sein des classes pauvres. Celles-ci assurées de recevoir une aide régulière font en effet beaucoup moins d’efforts pour se sortir de leurs situations. La rédaction du « Mémoire sur le paupérisme » lui donne l’occasion d’étendre sa réflexion sur les solutions possibles à la question sociale ayant au préalable exposé et détaillé les raisons du paupérisme dans les sociétés industrielles 789 .

A. de Tocqueville dresse dans un premier temps un tableau de l’évolution de la société des premières associations humaines jusqu’à l’époque industrielle afin de trouver l’origine des causes de la nouvelle pauvreté. Il fait de la satisfaction des besoins individuels le moteur du changement social. Les premières sociétés disposent ainsi de faibles besoins auxquels répondent facilement les biens de la nature (chasse, etc.). Le développement de l’agriculture et de la propriété foncière modifie considérablement ce premier état social dans la mesure où apparaissent des besoins de jouissances différents des « besoins les plus grossiers de la nature physique » 790 . Emergent la classe aristocratique et les premières inégalités sociales. La société reste ignorante de la liberté civile et politique et maintient des conflits permanents entre propriétaires terriens. Un troisième palier est atteint lorsque la société féodale s’organise autour d’un pouvoir gouvernemental et légalise les inégalités sociales. Deux classes se forment alors : une classe d’agriculteurs non-propriétaires subsistant de son travail et une classe de propriétaires fonciers vivant du travail des agriculteurs sur leurs terres. Les besoins de la première sont limités au strict nécessaire alors que la seconde exprime en plus des besoins de « superflu » 791 . Un quatrième et dernier palier est franchi avec l’industrialisation qui correspond à un nouveau stade du développement de« l’esprit humain » mais aussi à l’émergence de besoins insatisfaits 792 . Une minorité de la population vit ainsi constamment des aides que la société veut bien lui accorder. Deux raisons sont avancées pour expliquer l’apparition de ce paupérisme. Premièrement, les travailleurs deviennent de plus en plus nombreux à vouloir répondre afin d’augmenter leur niveau de vie à la multiplication et à la diversification des besoins ; les agriculteurs haussent ainsi continuellement l’effectif des ouvriers industriels. Or, si une diminution des besoins, ou une production trop importante ou encore une concurrence étrangère forte se produit, les travailleurs industriels, dont l’activité dépend entièrement des besoins exprimés, verront leur salaire baisser et augmenteront la population touchée par la pauvreté. Enfin, deuxièmement, à mesure qu’une société s’enrichit et s’industrialise les besoins tendent à se diversifier et à devenir permanents rendant les occasions d’insatisfaction plus fréquentes et donc créant les conditions de nouvelles formes de pauvretés 793 .

Le paupérisme trouve donc son origine dans l’industrialisation qui d’une part, en augmentant les besoins individuels rend dépendant les travailleurs industriels de l’écoulement des biens produits, et d’autre part, hausse les situations d’insatisfaction provoquées par l’impossibilité pour une partie de la population d’assouvir des besoins de plus en plus raffinés et diversifiés. A. de Tocqueville fournit une explication des causes du paupérisme proche des socialistes associationnistes ; l’origine des inégalités sociales est imputée en effet non à l’imprévoyance des classes défavorisées mais à l’organisation économique industrielle ; la pauvreté n’est pas par conséquent le résultat de conduites individuelles irresponsables comme certains économistes libéraux ont tendance à le soutenir mais le produit de l’évolution structurelle des sociétés modernes.

Quels sont dès lors les moyens pour remédier au paupérisme des sociétés industrielles ? Deux sont généralement proposés : la « charité légale » et la « charité individuelle » 794  ; elles s’avèrent toutes deux insuffisantes pour des raisons différentes. La première consiste à organiser une assistance publique pour les personnes les plus démunies. Elle bute inévitablement sur plusieurs écueils. Elle favorise tout d’abord en faisant d’une aide un droit le développement de l’oisiveté. Deux mobiles essentiels en effet déterminent la personne à la recherche d’un travail : le besoin de subsistance et le désir d’améliorer sa situation sociale 795 . L’assurance de bénéficier d’une aide régulière amoindrit ainsi considérablement le premier de ces mobiles et fait de la pauvreté une situation permanente. Ensuite, les lois sur l’assistance impliquent généralement un certain nombre d’obligations pour les personnes secourues incluant l’exercice de travaux contrôlés par des organismes publics. Comment, s’interroge A. de Tocqueville, assurer que les personnes concernées s’investissent réellement dans ces travaux sinon par la contrainte ? De plus, la charité publique entraîne une dépréciation de la moralité des classes pauvres qui garanties de la permanence de l’aide publique perdent « l’esprit de prévoyance et d’épargne » 796 . Globalement, la « charité légale » agit défavorablement sur la liberté et la moralité individuelles. Elle conduit au niveau économique à la baisse de l’épargne, au ralentissement de l’accumulation des capitaux, du commerce et de l’industrie, et, pourra même déboucher sur une révolution sociale 797 . Néanmoins, des aides organisées mais transitoires pourront être envisagées dans les situations de graves crises économiques.

La « charité individuelle », deuxièmement, n’a plus le prestige qu’elle détenait dans la société féodale dans la mesure où elle implique un rapport social hiérarchique entre le riche et le pauvre ; le premier apporte un secours en échange de la reconnaissance du second. Elle s’oppose en ce sens à l’idée de liberté individuelle des sociétés démocratiques. En même temps, la bienfaisance ne doit pas seulement contenter le donneur mais aussi être économiquement profitable pour le bénéficiaire 798 . Elle reste inefficace enfin car toute assistance doit être entreprise que si elle « sert au bien-être du plus grand nombre » et non profiter qu’à une minorité des classes pauvres 799 .

Ayant rejeté avec force l’intervention publique pour résoudre la question du paupérisme, A. de Tocqueville évacue aussi, parce qu’économiquement improductive, la « charité individuelle ». Aucune solution réelle parallèlement n’est apportée dans ce premier texte sur le paupérisme. L’idée d’association est esquissée mais sans être réellement développée 800 . Elle constitue cependant la solution intermédiaire qu’A. de Tocqueville expose dans ses deux autres textes sur le paupérisme.

Notes
787.

A. de Tocqueville [1991 (1835a), p. 1155].

788.

A. de Tocqueville [1991 (1835b), p. 9].

789.

A cet égard, il faut encore rappeler ici l’influence exercée par A. de Villeneuve-Bargemont sur les idées développées dans cet essai, A. de Tocqueville [1991 (1835a), p. 1156]. Il s’appuie aussi sur les documents parlementaires que N. Senior lui envoie d’Angleterre. E. Kesslassy note enfin trois influences supposées : Economie politique ou principes de la science des richesses (1829) de J. Droz, Des classes dangereuses de la population des grandes villes, et des moyens de les rendre meilleures (1840) de H. A. Frégier, et, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France (1840) d’E. Buret, E. Keslassy [Op. cit., pp. 99-104].

790.

A. de Tocqueville [Op. cit., p. 1157].

791.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1159].

792.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1161].

793.

Les besoins qui dans les sociétés passées n’étaient pas ressentis comme vitaux, voire étaient ignorés, deviennent dans les sociétés industrielles des besoins indispensables à un niveau de vie décent. Traitant des agriculteurs du Moyen-Âge, A. de Tocqueville les décrit comme des personnes « bornés dans leurs désirs aussi bien que dans leur pouvoir, sans souffrance pour le présent, tranquilles sur un avenir qui ne leur appartenait pas, ils jouissaient de ce genre de bonheur végétatif dont il est aussi difficile à l’homme civilisé de comprendre le charme que de nier l’existence », A. de Tocqueville [Ibid., p. 1159].

794.

A. de Tocqueville [Ibid., pp. 1165-1180].

795.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1168].

796.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1173].

797.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1179].

798.

« Il ne faut pas faire le bien qui plaît le plus à celui qui donne, mais le plus véritablement utile à celui qui reçoit », A. de Tocqueville [Ibid., p. 1178].

799.

A. de Tocqueville [Ibid., p. 1178]. 

800.

Notamment lorsqu’il déclare à la fin de l’essai : « ne peut-on pas faciliter aux classes ouvrières l’accumulation de l’épargne qui, dans des temps de calamité industrielle, leur permette d’attendre sans mourir le retour de la fortune ?», A. de Tocqueville [Ibid., p. 1180].